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— Elle ne peut, dit Orio, ni répondre aux paroles qui lui sont adressées, ni les comprendre. Je ne vois point ici d’interprète, et, si vos seigneuries le permettent, je lui transmettrai…

— Ne prends pas cette peine, Orio, dit Naam d’une voix ferme et dans un langage vénitien très intelligible. Il faut que tu sois bien simple, malgré toute ton habileté, pour croire que, depuis un an que j’habite Venise, je n’ai pas appris à comprendre et à parler la langue qu’on parle à Venise. J’ai eu mes raisons pour te le cacher, comme tu as eu les tiennes pour agir avec moi ainsi que tu l’as fait. Écoute, Orio, j’ai beaucoup de choses à te dire, et il faut que je te les dise devant les hommes, puisque tu as détruit la sécurité de nos tête-à-tête, puisque ta méfiance, ton ingratitude et ta méchanceté ont brisé la pierre de ce sépulcre où je m’étais ensevelie vivante avec toi.

En parlant ainsi, Naam, que son état de faiblesse autorisait à rester assise, était appuyée sur le dossier d’une stalle en bois placée à quelque distance d’Orio. Son coude soutenait nonchalamment sa tête, et elle se tournait à demi vers Soranzo, pour lui parler, comme on dit, par-dessus l’épaule ; mais elle ne daignait pas se tourner entièrement de son côté, ni jeter les yeux sur lui. Il y avait dans son attitude quelque chose de si profondément méprisant, qu’Orio sentit le désespoir s’emparer de lui, et il fut tenté de se lever et de se déclarer coupable de tous les crimes, pour en finir plus vite avec toutes ces humiliations.

Naam poursuivit son discours avec une tranquillité effrayante. Ses yeux, creusés par la fièvre, semblaient de temps en temps céder à un reste de sommeil léthargique. Mais sa volonté semblait aussitôt faire un effort, et les éclairs d’un feu sombre succédaient à cet abattement.

— Orio, dit-elle sans changer d’attitude, je t’ai beaucoup aimé, et il fut un temps où je te croyais si grand, que j’aurais tué mon père et mes frères pour te sauver. Hier encore, malgré le mal que je t’ai vu commettre et malgré tout celui que j’ai commis pour toi, il n’est pas de juges impitoyables, il n’est pas de bourreaux avides de sang et de tortures qui eussent pu m’arracher un mot contre toi. Je ne t’estimais plus, je ne te respectais plus, mais je t’aimais encore, du moins je te plaignais, et, puisqu’il me fallait mourir, je n’eusse pas voulu t’entraîner avec moi dans la tombe. Aujourd’hui est bien différent d’hier ; aujourd’hui je te hais et je te méprise, tu sais pourquoi. Allah me commande de te punir, et tu seras puni sans que je te plaigne.

« Pour toi, j’ai assassiné mon premier maître, le pacha de Patras. C’était la première fois que je répandais le sang. Un instant je crus