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LA SICILE.

pour tâcher d’y découvrir quelques-uns des leurs. L’absence était significative : c’était la mort. Il me serait impossible de donner une idée de l’expression de toutes ces figures, où se peignaient, tantôt la résignation pieuse de l’Espagnol, tantôt le sentiment de la fatalité arabe, ou l’expansion tout italienne de la douleur et de l’effroi. Tout à coup un canot fendit la rade à grands coups d’avirons, et plusieurs personnes qui le montaient, nous hélèrent, d’abord à l’aide d’un porte-voix, puis de la voix même. Un silence religieux accueillit leurs questions. Imaginez cent passagers se pressant le long du bastingage de notre petit navire, les uns appuyés sur la galerie, les autres montés sur des bancs ou sur des coffres, passant avidement leurs têtes brunes, entre les épaules de leurs compagnons mieux placés, altérés d’entendre ces voix de la patrie, dont leurs oreilles étaient déshabituées depuis tant de mois, et s’efforçant de démêler au milieu du vent, du craquement du vaisseau, et des bruyans cris de manœuvre des gens de mer italiens, les noms de ceux qu’ils espéraient encore retrouver au monde. Enfin, la barque toucha le bord de la brigantine, et l’on put entendre distinctement les paroles qu’on nous adressait. Un homme, vêtu de noir, s’informait si le tenor et le basso cantante, qu’on attendait pour l’ouverture du théâtre de Palerme, n’étaient pas parmi nous ! Ce fut là le premier désir qui nous arriva de cette terre ravagée par la mort, livrée pendant huit mois à l’isolement le plus complet, et qui venait encore d’être désolée par l’insurrection et par ses suites, la rigueur de la justice militaire et la proscription ! Je ne pus m’empêcher de songer à Boccace et à la passion des plaisirs qu’on éprouvait après la grande peste de Florence, et je me rappelai involontairement ce que disait Thucydide des Athéniens, quand ils étaient dévorés par ce fléau : ὅ τι δὲ ἥδει τε ἡδύ, τοῦτο ϰαὶ ϰαλὸν ϰαὶ χρήσιμον ϰατέστη. Tant nous nous ressemblons, pauvres hommes, en tous les siècles et partout !

Une immense rue, tirée au cordeau, traverse toute la ville. Aussitôt que nous eûmes franchi le quai, nous nous trouvâmes dans cette rue, qui porte encore son nom arabe, el Cassaro, et qui mène, d’un côté, au château royal, l’ancien alcazar, et, de l’autre, à la Marina, qui est une délicieuse promenade le long de la mer. On se sent d’abord étourdi à la vue de cette longue rue ou plutôt de cette longue galerie, où fourmille la plus étrange cohue d’hommes, de femmes du peuple, de pénitens portant des cierges, de dames en carrosses, de cavaliers montés sur de beaux chevaux, de villani sur leurs mules, de capucins, de moines de la Grace, d’élégans bénédictins avec leur blanche