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SPIRIDION.

je doute de tout, et même de toi. Reviens demain, je serai peut-être illuminé.

— Et que deviendrai-je jusque-là ?

— L’Esprit est fort, l’Esprit est bon ; peut-être t’assistera-t-il directement. En attendant, je veux te donner un conseil pour adoucir l’amertume de ta situation. Je sais pourquoi les moines ont adopté avec toi ce système d’inflexible méchanceté. Ils agissent ainsi avec tous ceux dont ils craignent l’esprit de justice et la droiture naturelle ! Ils ont pressenti en toi un homme de cœur, sensible à l’outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais un juge, et ils veulent faire de toi ce qu’ils font de tous ceux dont la vertu les effraie ou dont la candeur les gêne. Ils veulent abrutir, effacer en toi par la persécution toute notion du juste et de l’injuste, émousser par d’inutiles souffrances toute généreuse énergie. Ils veulent par de mystérieux et vils complots, par des énigmes sans mot et des châtimens sans objet, t’habituer à vivre brutalement dans l’amour et l’estime de toi seul, à te passer de sympathie, à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux, sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide et infâme. Ils veulent t’enseigner que le premier des biens c’est l’intempérance et l’oisiveté, que pour s’y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t’enseigner la haine hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton ame meure pour avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l’innocence ; ils veulent, en un mot, faire de toi un moine. Voilà ce qu’ils veulent, mon fils, voilà ce qu’ils ont entrepris ; voilà ce qu’ils poursuivent d’un commun accord, les uns par calcul, les autres par instinct, les meilleurs par faiblesse, par obéissance et par crainte.

— Qu’entends-je, m’écriai-je, et dans quel monde d’iniquité faites-vous entrer mon ame tremblante ! Père Alexis, père Alexis ! dans quel abîme serais-je tombé, s’il en était ainsi ! ciel ! ne vous trompez-vous point ? N’êtes-vous point aveuglé par le souvenir de quelque injure personnelle ? Ce monastère n’est-il habité que par des moines prévaricateurs ? Dois-je chercher parmi des ames plus sincères la foi et la charité qu’un impur démon semble avoir chassées de ces murs maudits ?