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nous apportaient, et nous commencions un récit interrompu aussitôt par un autre récit. C’était de part et d’autre un mélange continuel de questions précipitées, de réponses décousues, et des effusions de cœur et des serremens de main. Hélas ! il y avait près de deux ans que j’étais loin de la France, et il y avait tant de choses que j’aurais voulu savoir en quelques minutes ! Pendant ce temps la corvette continuait sa route, et bientôt nous vîmes arriver une troupe de musiciens de Drontheim qui chantaient nos airs nationaux. Les habitans de la ville étaient réunis sur le rivage, les drapeaux flottaient sur les navires du port, et le canon de Munkholm saluait notre pavillon. Pour cette paisible cité du Nord, où il n’entre que des bâtimens de commerce, l’apparition d’une corvette française était un évènement mémorable, et cet évènement, on le célébrait comme une fête.

Quelques jours après nous faisions nos préparatifs de départ. La corvette devait aller par la pleine mer à Hammerfest. Le désir de voir la côte septentrionale de Norwége nous engagea à nous embarquer sur le bateau à vapeur le Prince Gustave, qui passe entre les îles de Norland et de Finmark et relâche sur plusieurs points. Ce bateau n’est pas l’œuvre d’une spéculation commerciale, c’est le gouvernement qui l’a fait construire et qui l’entretient. Le prix du transport des passagers ne suffit pas à payer le charbon qu’il consume, et le transport des marchandises est très minime. Les négocians norwégiens ne renonceront pas si vite à l’habitude d’employer les bateaux à voiles. La célérité dans les relations n’augmente guère leurs chances de succès. Peu leur importe, à vrai dire, que leurs marchandises arrivent quelques semaines plus tôt ou plus tard, pourvu qu’elles arrivent. Le gouvernement ne peut donc pas s’attendre à recouvrer jamais l’argent qu’il a consacré à ce bateau ; mais les avantages qu’il procure par là à deux grandes provinces sont incalculables. Qu’on se figure cette quantité d’îles dispersées à travers la mer du Nord, ces montagnes isolées l’une de l’autre, ces habitations jetées au bout du monde. Autrefois on ne traversait l’archipel qu’en s’en allant d’île en île avec une barque de pêcheurs. L’absence de rameurs, la brume, l’orage et les vents contraires arrêtèrent souvent plusieurs jours le passager à la même station. Il fallait un mois au moins pour aller de Hammerfest à Drontheim, et il en coûtait 500 francs pour voyager ainsi sur un bateau découvert, les genoux serrés l’un contre l’autre, les pieds dans l’eau, le corps livré à toutes les intempéries de l’air. Alors il n’y avait point de jour de poste déterminé. La poste arrivait selon le bon vouloir du temps, une semaine ou l’autre : on calculait la célérité de sa marche par la direction du vent et la hauteur du baromètre, mais souvent elle trompait toutes les espérances, et le marchand qui venait l’attendre sur la grève s’en retournait la tête baissée et l’esprit inquiet. L’évêque de Tromsœ me disait qu’une lettre partie de cette ville au mois de mars n’était arrivée à Christiania qu’au mois de juin. Si le correspondant de Christiania mettait le moindre retard à répondre, c’était l’affaire d’un an.