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de profondes études, tant de recherches arides, afin d’en venir à établir ces lois.

Beaucoup de gens se sont habitués à regarder les règles comme des entraves ; La Motte disait que les trois unités étaient une chose de fantaisie, dont on pouvait se servir ou se passer à son gré. Il est certain que rien n’oblige un honnête homme à s’y astreindre ; qui veut peut écrire ce qui lui plaît. Les règles de la tragédie ne regardent que celui qui a dessein de faire une tragédie ; mais vouloir en faire une sans les unités, c’est à peu près la même chose que de vouloir bâtir une maison sans pierre. Une pièce sans unités peut être fort belle ; on peut y trouver mille charmes et les plus beaux vers du monde ; on peut même imprimer sur une affiche que c’est une tragédie ; mais, pour le faire croire, c’est autre chose, à moins d’imiter ce moine qui, en carême, jetait un peu d’eau sur un poulet en lui disant : Je te baptise carpe.

Si les règles étaient des entraves créées à plaisir pour augmenter la difficulté, mettre un auteur à la torture, et l’obliger à des tours de force, ce serait une puérilité si sotte qu’il n’est guère probable que des esprits comme Sophocle, Euripide, Corneille, s’y fussent prêtés. Les règles ne sont que le résultat des calculs qu’on a faits sur les moyens d’arriver au but que se propose l’art. Loin d’être des entraves, ce sont des armes, des recettes, des secrets, des leviers. Un architecte se sert de roues, de poulies, de charpentes ; un poète se sert des règles, et plus elles seront exactement observées, énergiquement employées, plus l’effet sera grand, le résultat solide ; gardez-vous donc bien de les affaiblir, si vous ne voulez vous affaiblir vous-même.

Je suppose que ce genre que j’appelle mitoyen, à demi dramatique, à demi tragique, s’établisse en France et devienne coutume. Je suppose encore que deux écrivains, l’un d’un génie indépendant comme Shakspeare, l’autre d’un goût épuré comme Racine, se présentent, et, trouvant le genre adopté, essaient de le suivre. Qu’arrivera-t-il ? L’homme indépendant n’aura pas plus tôt écrit quatre pages qu’il se trouvera à l’étroit ; il ne pourra supporter la gêne ; un besoin irrésistible de se développer tout entier lui fera secouer un faible joug qui lui semblera inutile et injuste ; l’autre écrivain, au contraire, s’apercevra bientôt qu’en se rapprochant de la simplicité, il a tout à gagner ; il sentira que les épisodes, les changemens de décorations, les tableaux de mœurs et de caractères, ôtent à son ouvrage la grandeur et la force qu’il y veut imprimer. S’il ignore les règles, il les devinera ;