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MARGOT.

une roue neuve qu’on venait de remettre à une de ses charrettes. La mère Piédeleu, debout sous le hangar, tenait gravement avec une grosse pince le nez d’un taureau ombrageux, pour l’empêcher de remuer pendant que le vétérinaire le pansait. Les garçons de ferme bouchonnaient les chevaux qui revenaient de l’abreuvoir. Les bestiaux commençaient à rentrer ; une majestueuse procession de vaches se dirigeait vers l’étable au soleil couchant, et Margot, assise sur une botte de trèfle, lisait un vieux numéro du Journal de l’Empire que le curé lui avait prêté.

Le curé lui-même parut en ce moment, s’approcha du bonhomme, et lui remit une lettre de la part de Mme Doradour. Le bonhomme ouvrit la lettre avec respect, mais il n’en eut pas plus tôt lu les premières lignes qu’il fut obligé de s’asseoir sur un banc, tant il était ému et surpris : Me demander ma fille ! s’écria-t-il, ma fille unique, ma pauvre Margot !

À ces mots, Mme Piédeleu, épouvantée, accourut ; les garçons, qui revenaient des champs, s’assemblèrent autour de leur père ; Margot seule resta à l’écart, n’osant bouger ni respirer. Après les premières exclamations, toute la famille garda un morne silence.

Le curé commença alors à parler et à énumérer tous les avantages que Margot trouverait à accepter la proposition de sa marraine. Mme Doradour avait rendu de grands services aux Piédeleu, elle était leur bienfaitrice ; elle avait besoin de quelqu’un qui lui rendît la vie agréable, qui prît soin d’elle et de sa maison ; elle s’adressait avec confiance à ses fermiers ; elle ne manquerait pas de bien traiter sa filleule et d’assurer son avenir. Le bonhomme écouta le curé sans mot dire, puis il demanda quelques jours pour réfléchir avant de prendre une détermination.

Ce ne fut qu’au bout d’une semaine, après bien des hésitations et bien des larmes, qu’il fut résolu que Margot se mettrait en route pour Paris. La mère était inconsolable ; elle disait qu’il était honteux de faire de sa fille une servante, lorsqu’elle n’avait qu’à choisir parmi les plus beaux garçons du pays pour devenir une riche fermière. Les fils Piédeleu, pour la première fois de leur vie, ne pouvaient réussir à se mettre d’accord ; ils se querellaient toute la journée, les uns consentant, les autres refusant ; enfin c’était un désordre et un chagrin inouis dans la maison ; mais le bonhomme se souvenait que, dans une mauvaise année, Mme Doradour, au lieu de lui demander son terme, lui avait envoyé un sac d’écus ; il imposa silence à tout le monde, et décida que sa fille partirait.