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RUY-BLAS.

une rare délicatesse, et se concilie difficilement avec la lâcheté qui a fait du rêveur un laquais. Cette fleur bleue, déposée sur un banc par un homme en livrée, est, je l’avoue, une singulière antithèse, et pour que rien ne manque au caractère poétique de l’amour de Ruy-Blas, il ne dépose cette fleur sur un banc du parc royal qu’au péril de sa vie. Il escalade les murs hérissés de fer, il met ses mains en lambeaux. Il n’est pas facile de comprendre comment l’homme qui veut donner à la reine cette mystérieuse preuve de sympathie ne trouve pas moyen de pénétrer dans le parc royal par la voie commune, par la porte. S’il est surpris dans cette enceinte sacrée, il sera puni de mort ; mais qu’il entre par la porte ou qu’il escalade le mur, qu’il se procure une fausse clé ou qu’il mette ses mains en lambeaux, le châtiment sera le même ; il s’expose donc inutilement à un double danger. M. Hugo nous répondra qu’il avait besoin d’une escalade pour amener la reine à reconnaître la main qui lui apporte chaque jour une fleur bleue d’Allemagne. Si la manchette de Ruy-Blas n’eût pas été déchirée, s’il n’eût pas été blessé, la reine n’eût pas deviné le nom de son adorateur. Mais cette excuse n’a pas grande valeur, car le moyen même auquel l’auteur a eu recours pour amener cette découverte est d’une extrême puérilité. Marie de Neubourg a trouvé près de sa fleur chérie un lambeau de dentelle ; elle a saisi et gardé ce lambeau comme une relique, et elle s’aperçoit que la dentelle des manchettes de Ruy-Blas est précisément pareille à celle qu’elle a ramassée sur le banc du parc. Une telle sagacité ferait honneur au plus habile juge d’instruction ; elle étonne dans une reine. Sans cette dentelle, la fleur bleue ne servirait à rien, et Marie de Neubourg serait encore à deviner le nom de son amant. Voilà bien des ressorts employés pour désigner à la reine l’homme qui brûle pour elle d’un amour respectueux.

Mais la niaiserie de Ruy-Blas mérite des reproches plus sévères que les moyens employés par le poète pour le désigner à la reine. Il accepte le nom et les titres d’un homme qu’il connaît, d’un de ses camarades, et il ne demande pas à don Salluste ce qu’est devenu cet homme avec lequel il s’entretenait tout à l’heure ; il se laisse faire grand d’Espagne, et il ne s’inquiète pas des motifs de cette métamorphose. Il écrit deux billets sous la dictée de son maître ; il ne signe pas le premier, il signe le second, et il ne devine pas que ce double billet cache un piége. Qu’un laquais porte les billets doux de son maître, cela se conçoit ; qu’il lui prête sa main pour écrire une adresse, afin de dérouter les curieux, c’est possible. Mais qu’il écrive