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POÈTES ET CRITIQUES LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

près courans, de faire de lui, à proprement parler, un poète de l’empire. Il ne se jugeait pas tel lui-même ; il n’estimait guère, on le verra, la littérature de cette époque ; il n’y faisait qu’une exception éclatante, et s’y effaçait volontiers. Il fut orateur de l’empire, mais le poète chez lui était antérieur.

La traduction de l’Essai sur l’Homme, si perfectionnée depuis, mais déjà fort estimable, et enrichie de son excellent discours préliminaire, parut pour la première fois en 1783, et valut à l’auteur un article de La Harpe, adressé sous forme de lettre au Mercure[1]. Un article de La Harpe, c’était la consécration officielle d’un talent. Le critique insistait beaucoup, en louant M. de Fontanes, sur la marche imposante et soutenue de sa phrase poétique et cet art de couper le vers sans le réduire à la prose, et de varier le rhythme sans le détruire, deux choses, dit-il, si différentes, et qu’aujourd’hui l’ignorance et le mauvais goût confondent si souvent. Il louait avant tout, dans le traducteur, et recommandait avec raison aux jeunes écrivains l’ensemble et le tissu du style, qu’on sacrifiait dès-lors à l’effet du détail ; il s’élevait à plusieurs reprises contre les métaphores accumulées et les figures nébuleuses : « Ce n’est pas, ajoutait-il, à M. de Fontanes que cet avis s’adresse, il en a trop rarement besoin ; mais les vérités communes ne peuvent pas être perdues aujourd’hui ; il faut bien les opposer aux nouvelles extravagances des nouvelles doctrines :

« Un tronc jadis sauvage adopte sur sa tige
« Des fruits dont sa vigueur hâte l’heureux prodige[2] ; »

« Hâter le prodige des fruits est une métaphore très obscure. C’est peut-être la seule fois que l’auteur s’est rapproché du style à la mode, et Dieu me préserve de le lui passer ! » On cherche à qui peut avoir trait, en somme, cette véhémence de La Harpe ; ce n’est pas même à Delille, c’est tout au plus à quelques-uns de ses imitateurs, à je ne sais quoi d’énorme aux environs de Roucher ou de Dorat. À la distance où nous sommes, au degré d’hérésie où nous ont poussés le temps et l’usage, cela fuit.

Fontanes se tenait sans effort dans les mêmes principes que La Harpe : en traduisant Pope, le sage Pope, il ne l’approuvait pas toujours. Il blâme, dès les premiers vers de son auteur, ces métaphores redoublées, selon lesquelles l’homme est tour à tour un laby-

  1. Septembre 1783.
  2. Essai sur l’Homme, dans la première édition.