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n’était pas née la dernière fois qu’on l’a jouée avant elle ; mais il suffit qu’une tirade soit de Racine pour qu’on y sente la Champmeslé. Il ne s’agit donc point, à proprement parler, de savoir si elle a bien conçu le rôle, mais si elle veut, sait, peut le rendre. Mais à quoi bon discuter cela, quand le parterre, les loges ont applaudi ? Quelqu’un, qui a plus que de l’esprit, disait l’autre soir au foyer des Français : « En vérité, on juge singulièrement ici ; on demande non-seulement plus, mais autre chose que ce qu’on peut avoir ; on a réfléchi sur tout, fait mille rêves, on s’est épuisé en fantaisies ; on voudrait trouver Shakspeare dans Racine, Racine dans Shakspeare ; ce n’est pas juger raisonnablement, ni même, pour ainsi dire, d’une manière honnête. »

Mlle Rachel, on le sait, n’a pas dix-huit ans ; voilà ce dont l’on s’est aperçu lorsqu’on l’a vue la première fois dans le costume de Camille ; voilà, il me semble, ce à quoi l’on devrait penser quand on la voit dans cette robe orientale qui la gênait vendredi dernier. De bonne foi, ce n’est pas sa faute si elle est si jeune ; mais Roxane, dit-on, est une belle esclave, devenue sultane par un caprice, plaçant son amant dans l’alternative ou de l’épouser, ou de mourir, amoureuse par les sens seulement, furieuse sans ironie, dissimulée par boutade, lascive et emportée, mais surtout jalouse ; et on s’étonne, on s’indigne presque qu’une enfant de dix-sept ans n’exprime pas tout cela ; ce sont de belles imaginations, de profondes découvertes, sans doute ; Mlle Rachel n’a probablement pas encore eu le temps de les faire. Et pourquoi alors entreprend-elle ce rôle ? demande-t-on. Pourquoi veut-elle rendre des sentimens, je me trompe, des sensations qui lui sont inconnues ? La réponse ne serait pas difficile à faire. D’abord, Racine était un homme pieux, simple, quoique poli, consciencieux, et on n’avait pas inventé de son temps la littérature du nôtre ; il est donc plus que douteux qu’il ait donné à la favorite d’Amurat le hideux caractère qu’on lui prête ; quand ce caractère eût été historique, il n’aurait ni voulu, ni pu le retracer ; et Mlle Rachel, que je ne connais pas, me semble une honnête fille, consciencieuse, qui ne voudrait ni ne pourrait le jouer.

Veux-je dire par là que Roxane soit une vestale ? Non, Dieu merci ! C’est une tête de fer, passionnée, fougueuse ; c’est une sultane, une esclave, une amante, tout ce qu’on voudra ; mais, elle a passé par le noble cerveau de Racine ; et croyez qu’un poète qui mettait deux ans et demi à traduire la Phèdre d’Euripide, presque vers par vers (comme Schiller, à son tour, a traduit la traduction française) ; croyez, dis-je, que ce poète avait dans l’ame un certain instinct de la beauté et de l’idéal, qui ne s’accommode pas d’héroïnes tigresses. Celui qui passe une heure à polir un vers n’y fait pas entrer une idée honteuse ; si sa pensée est cruelle, il sait l’adoucir ; ardente, la purifier ; amoureuse, l’ennoblir ; jalouse, la sonder sans trouble ; sublime et chaste, l’exprimer simplement. S’il a à peindre une Roxane, il la peindra, n’en doutez pas, et sans qu’un trait manque au tableau ; mais chaque trait sera tel que nulle autre main que la sienne ne l’aura pu dessiner ; et de cette main, le cœur