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nous ? Ces deux grandes questions, le passé et l’avenir politiques, nous préoccupent maintenant, et à ce qu’il semble au même degré ; moins tourmentés que nous de la seconde, nos ancêtres du moyen-âge l’étaient parfois de la première ; il y a bien des siècles qu’on tente incessamment de la résoudre, et les solutions bizarres, absurdes, opposées l’une à l’autre, n’ont pas manqué. Le premier coup d’œil de celui qui étudie sérieusement et sincèrement notre histoire doit plonger au fond de ce chaos de traditions et d’opinions discordantes, et chercher par quelles transformations successives, par quelles fluctuations du faux au vrai, de l’hypothèse à la réalité, la notion des origines de la société française a passé, pour arriver jusqu’à nous.

Lorsque le mélange des différentes races d’hommes que les invasions du Ve siècle avaient mises en présence sur le sol de la Gaule fut accompli, et eut formé de nouveaux peuples et des idiomes nouveaux, lorsqu’il y eut un royaume de France et une nation française, quelle idée cette nation se fit-elle d’abord de son origine ? Si l’on se place au XIIe siècle et qu’on interroge la littérature de cette époque, on verra que toute tradition de la diversité des élémens nationaux, de la distinction primitive des conquérans et des vaincus, des Franks et des Gallo-Romains, avait alors disparu. Le peuple mixte issu des uns et des autres semblait se rattacher exclusivement aux premiers qu’il appelait comme lui Français, le mot franc, dans la langue vulgaire, n’ayant plus de sens ethnographique. Les circonstances et le caractère de la conquête, les ravages, l’oppression, la longue hostilité des races étaient des souvenirs effacés ; il n’en restait aucun vestige, ni dans les histoires en prose ou en vers, ni dans les récits romanesques, ni dans les contes du foyer. Le catholicisme des Franks avait lavé leur nom de toute souillure barbare. Les destructions de villes, les pillages, les massacres, les martyres arrivés durant leurs incursions ou à leur premier établissement, étaient mis sur le compte d’Attila, des Vandales ou des Sarrasins. Les légendes et les vies des saints ne présentaient aucune allusion à cet égard, si ce n’est dans leur rédaction la plus ancienne, la plus savante, la plus éloignée de l’intelligence du peuple et de la tradition orale.

Ainsi la croyance commune était que la nation française descendait en masse des Franks ; mais les Franks, d’où les faisait-on venir ? On les croyait issus des compagnons d’Énée ou des autres fugitifs de Troie, opinion étrange, à laquelle le poème de Virgile avait donné sa forme, mais qui, dans le fond, provenait d’une autre source, et se rattachait peut-être à des souvenirs confus du temps où les tribus