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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/855

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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

tation. Je m’asseois à côté de lui, sur une pierre couverte de mousse et il me raconte son existence. Il est né dans le district de Tromsœ, et dès son enfance il a été à la pêche l’hiver comme l’été. Un jour qu’il se trouvait par hasard sur cette côte, il y jeta ses filets et en retira une quantité de beaux poissons. Cette découverte le décida à demeurer ici. Il assembla çà et là quelques poutres éparses et bâtit sa cabane. Son père, pauvre pêcheur comme lui, ne lui avait pas laissé, en mourant, un seul skelling. Sa femme avait eu pour dot une génisse. Cette génisse lui donna quelques veaux. Avec le produit de sa pêche, il acheta une demi-douzaine de brebis. Sa fortune n’est pas allée plus loin. L’hiver, il laisse sa femme filer la laine et s’en va à la pêche. L’été, sa femme émigre aussi ; elle conduit son petit troupeau dans une île voisine, afin d’épargner le gazon qui croît autour de leur demeure. En automne, ils se rejoignent tous deux, ils font leur récolte de foin qui est parfois si court, qu’au lieu de le couper avec la faucille, ils sont obligés de le cueillir avec la main. Quand vient l’hiver, leurs génisses et leurs brebis couchent à côté d’eux dans leur cabane, et ils les nourrissent avec le peu d’herbe qu’ils ont amassée, avec les fucus de la côte et des têtes de poissons bouillies dans l’eau. Cet homme, qui me racontait ainsi sa vie misérable, a un regard intelligent et parle un pur norvégien. Dans le commencement de notre conversation, trompé par la forme de ses habits, je lui ai demandé s’il n’était pas Lapon, et il s’est révolté à cette question. Il veut bien être pauvre, mais non pas Lapon.

En fouillant dans sa demeure, je trouve une petite caisse de livres usés et sales. Ce sont des ouvrages de piété, des psaumes, des sermons et deux volumes dépareillés d’un voyage dans les mers du sud. Il me raconte qu’il a acheté ces livres à Tromsœ, dans une vente publique, et qu’il les a tous lus. En voici un seulement, me dit-il, que j’ai essayé de lire plusieurs fois, mais que je n’ai pas compris. C’était une grammaire latine. Un de nos rameurs, nous entendant prononcer le mot de latin, et séduit par l’idée d’apprendre cette langue, s’avance aussitôt et achète cette grammaire.

Dans cette même cassette, d’où nous venions de voir surgir un rudiment classique, je découvre deux petits cahiers plus intéressans encore. L’un est le livret en partie double où le marchand a inscrit ce que le pêcheur lui doit et ce qu’il a payé. Toute la vie de ce malheureux est là dedans, toutes ses joies et toutes ses anxiétés. Quelquefois il a été en retard de 5 à 6 écus, puis il s’est remis péniblement au courant. Il est allé chez le marchand, dans un jour de joie, et il a acheté pour 6 skellings[1] d’eau-de-vie, pour 15 skellings de tabac ; il a acheté une demi-tonne de farine qui lui a coûté bien cher, du chanvre pour faire ses filets, un mouchoir d’indienne pour sa femme, un peu de sucre et de café et une tasse en faïence pour le boire. Tout cela formait une longue addition qu’il n’a pu acquitter qu’en allant plusieurs nuits de suite à la pêche. L’autre livre est un A B C, qu’il a cherché à copier pour apprendre à écrire. Mais les encouragemens lui manquaient ainsi que les

  1. Le skelling de Norvége vaut environ un sou de notre monnaie.