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REVUE. — CHRONIQUE.

diverses doses, sur tous ces personnages, ne ferait pas mal : c’est ainsi dans la vie. À la scène, cela romprait à temps cette nuance estimable d’Odilon Barrot qui tient trop de place au fond de la pièce. Au reste, nous demandons peut-être là quelque chose de contraire à la construction habituelle de ce genre de comédie, qui, à l’aide de personnages calqués à distance sur la vie et plus ou moins artificiellement découpés, tient surtout à produire des effets de réflexion, des développemens moraux, des observations spirituelles ou de nobles leçons exprimées en beaux vers.

Ici, en effet, est le mérite supérieur de la pièce de M. Delavigne, mérite grave à la fois et charmant, pour lequel, si l’on voulait être tout-à-fait juste en l’analysant, on aurait besoin, non plus d’une simple audition, mais d’une lecture. Les vers spirituels abondent : le piquant personnage de Caverly est là tout à point pour en semer la pièce. Mais il y a mieux que les vers spirituels ; il y a la pensée sérieuse, excellente, rendue avec suite, avec nombre, avec grace. L’auteur atteint souvent à une élévation morale qui rentre dans l’émotion dramatique. Qu’on se rappelle, dans le quatrième acte, le moment décisif entre Mortins et Édouard : faut-il jouer le tout pour le tout, et, sur l’espérance d’un avenir peut-être chimérique, sacrifier le présent, l’ordre établi, tant de fortunes et d’existences ; enfin, faut-il oser repasser par le pire en vue de revenir au mieux ? Mortins, décidé, s’écrie :

Va donc pour le chaos, et qu’il en sorte un monde !
Et l’autre lui répond :
Ce monde, il est créé ; rends-le meilleur, plus pur…
Je ne connais rien, dans l’ordre de poésie morale, dans ce genre philosophique de l’Essai sur l’homme de Pope, de plus beau que cet endroit, et ici il est de plus en scène, il a son effet d’action.

On a demandé quelle était la conclusion rigoureuse de la pièce et ce qu’elle prouvait. Nous croyons que c’est trop demander, même à une comédie morale. Il en est de l’affabulation, ici, comme de celle de tant de fables de La Fontaine. La popularité est un thème qui revient là un peu formellement, et le vieux sir Gilbert, resté seul en scène avec son fils, achève de le clore. Pour avoir connu la popularité, pour s’y être livré, et pour lui avoir ensuite résisté un seul jour, Édouard a perdu sa situation politique, sa maîtresse, son ami : il lui reste sa conscience et la bénédiction de son père. Mais, je le répète, ce n’est là que la formalité de clôture, en quelque sorte, dans un thème donné : l’essentiel et le fond, c’est cet ensemble de réflexions morales provoquées chemin faisant, c’est le sentiment judicieux, généreux, sincère, qui ressort de tout l’ouvrage, qui déclare l’honneur supérieur à toutes les opinions de parti, qui le fait voir toujours possible au sein même de ces opinions contraires, comme dans la belle scène finale entre sir Gilbert et Mortins, qui