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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/406

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REVUE DES DEUX MONDES.

quelque ruine est signalée comme le présage d’un désastre nouveau. Certes une manifestation du gouvernement ne saurait venir plus à propos pour rendre courage à notre librairie, et raffermir son crédit ébranlé. Mais ce n’est pas tout ; le commerce des livres a une autre importance que celle qui se traduit par francs et centimes dans les relevés de la douane. Son action dans le monde littéraire exerce une influence très marquée sur l’intelligence publique. Dans l’état présent des choses, le libraire, dont le champ d’exploitation est circonscrit, refuse à l’écrivain les moyens de féconder une pensée, de compléter des recherches, de produire avec toutes les séductions d’un beau langage une vérité laborieusement conquise. Aujourd’hui, les dépenses que fait le libraire pour améliorer une publication, ne sont qu’une amorce de plus pour les contrefacteurs. Aussi, les opérations qu’il combine de préférence ne sont pas celles qui ont besoin d’avenir, mais celles qui exigent peu d’avances, et qu’un caprice de vogue peut enlever. Que la littérature ne soit plus en dehors du droit des gens, aussitôt le point de vue de la spéculation change. Tout éditeur intelligent appuie ses entreprises sur la base solide des réputations acceptées par l’Europe : l’écrivain n’est plus réduit comme aujourd’hui à gonfler des volumes pour en tirer une rétribution convenable, ou à semer des pages dans vingt journaux : il entrevoit qu’un petit nombre de bonnes pages, adressées au sentiment des peuples ou à leur intérêt, lui peuvent donner un domaine sans limites, et assez fécond pour enrichir sa famille.

Quelques hommes politiques ont pu se dire tout bas que des avantages trop grands attachés au métier d’auteur augmenteraient sans mesure le nombre, quelque peu effrayant déjà, de ceux qui ont la plume ou le crayon en main. C’est là une erreur. Ce qui engendre les mauvais auteurs, c’est le succès factice qui égare l’opinion, c’est la fortune des médiocrités. À l’aspect d’une production misérable à laquelle une foule hébétée paie tribut, un sot frappe son front en criant : Et moi aussi je suis peintre ! et le sot prouve son dire tant bien que mal. Au contraire, quand vient à paraître une œuvre saine et forte, la vanité infirme se retire désespérée ; la fièvre du dépit la tue. Un bon ouvrage en fait avorter dix mauvais, double profit. Nous osons donc le prédire : on remarquera un bel élan littéraire, et, par conséquent, un progrès dans la raison publique, quand l’auteur sera plus directement intéressé à la perfection de son travail, quand une œuvre de civilisation obtiendra, dans tout le monde civilisé, la protection des lois.


A. Cochut.