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que je croyais qui m’aimaient ; » il n’a pas dit : que je croyais qu’elles m’aimaient.


Ce qu’il y a dans une bouteille d’encre. — Première livraison. — Geneviève, par M. Alphonse Karr[1]. — On pourrait parler de beaucoup de romans : celui de M. Alphonse Karr en dispense volontiers, en nous donnant le fin mot de presque tous : Ce qu’il y a dans une bouteille d’encre. Je m’en tiens d’autant plus aisément à sa Geneviève, qu’elle est infiniment spirituelle et qu’elle n’a aucune espèce de prétention. Hélas ! elle n’en a pas assez. Quand on lit ces jolis chapitres courans, décousus, qui semblent des feuilletons négligemment effeuillés d’un journal, on se demande pourquoi l’auteur n’a pas daigné faire un livre, surtout le pouvant à si peu de frais. Il ne lui fallait plus qu’un peu de vouloir et ne pas mieux aimer se jouer, à chaque pause, du lecteur et de lui-même. Tel qu’il est, ce roman a de quoi plaire à quiconque n’est pas absolument dégoûté de ceux du jour. Il a des portions d’une finesse et d’une raillerie d’observations délicieuses : tout le début, qui nous déroule l’intrigue galante de Mme Lauter avec M. Stoltz, est d’une grace maligne, pleine de vérité. On y ferait à chaque pas, en se baissant, son butin de moraliste : « Chaque femme se croit volée de tout l’amour qu’on a pour une autre. » — « Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes — excepté vous, madame ; — elle ne plaçait l’infidélité que dans la dernière faveur. » — « On ne se dit : Je vous aime, en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire ; et il y en a tant que l’on n’arrive quelquefois à dire le mot que lorsqu’on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge. » — « La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu’ils n’existent pas encore, ou lorsqu’ils n’existent plus. » — Mais je m’arrête, de peur du sourire de l’auteur, pendant que je me baisse à ramasser ainsi les aphorismes qu’il sème en s’en moquant tout le premier : il me ferait niche par derrière.

Geneviève n’est pas de ces romans qu’on analyse ; l’agrément en est dans le détail même. Les deux enfans de Mme Lauter, après la disparition de son mari, grandissent et deviennent, Léon un artiste charmant, Geneviève une personne adorable et sensible : Albert et Rose, leurs cousin et cousine-germaine, avec qui ils ont grandi, ont aussi une vive fleur d’ame et de jeunesse. Ces deux jolis couples se troublent en s’aimant. Mais, tandis que Rose répond à Léon, Albert ignore et méconnaît le sentiment de Geneviève, qui en souffre et qui en meurt. Cependant Mme Lauter est morte de bonne heure, et son mari, reparu incognito et assez fabuleusement, espèce de millionnaire à la façon des héros de M. de Balzac, devient comme le Deus ex machinâ des péripéties finales. À côté de scènes plaisantes d’hôtel garni et d’atelier, d’étudians en droit et d’artistes, l’auteur sait introduire de fraîches descriptions

  1. vol. in-8o, chez Desessart, 15, rue des Beaux-Arts.