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que grand chef-d’œuvre sacrifié ; or, cela ne peut-il pas se dire de la Donna del Lago ? Quelles que soient les beautés qui s’y rencontrent, la froideur accablante du poème et les difficultés qui entourent le rôle de Malcolm, écrit pour une voix que le public a cessé dès long-temps d’apprécier, en rendront toujours les représentations rares et monotones. Chacun pourtant connaît cette musique, chacun en sait par cœur les motifs les plus heureux ; et cela, grace à cette singulière habitude qu’ont tous les chanteurs italiens de transporter sans scrupule les fragmens d’une œuvre dans une autre, et d’intervertir de la sorte tout ordre de composition. Par exemple, un musicien, le premier venu, Mozart, écrit pour l’Opéra son Don Juan. On le siffle, il tombe, il n’en est plus question, et voilà le chef-d’œuvre enseveli pour jamais dans la poussière de la bibliothèque. Mais en Italie les choses ne se passent point ainsi, et, pour ce qui est des opéras, on dépouille les morts de manière à ne leur laisser rien. Le ténor arrive le premier, et prend bien vite sa cavatine, qu’il emporte ; puis survient la prima donna, qui s’empare de l’aria di soprano ; puis enfin le maestro économe, qui recueille ses airs, ses duos et ses morceaux d’ensemble pour les faire servir à la prochaine occasion ; de sorte que le public accepte en détail, à son insu, les œuvres qu’il a d’abord répudiées. De là vous avez dans la Straniera la cavatine de Niobe, et l’air d’Elizabeth dans Otello. Certes, on ne peut nier que cette façon d’agir n’ait son côté louable, puisqu’elle impose au public, à force d’insistance, des œuvres condamnées à tort ; mais aussi, le plus souvent, combien elle dénature la pensée originelle du maître ! C’est ce qui arrive pour la Donna del Lago. À force d’avoir entendu cette musique en dehors du centre pour lequel Rossini l’avait composée, et de s’être habitué à l’expression arbitraire que lui donnaient les traducteurs, on n’en saisit plus qu’avec peine le véritable sens. Je ne sais si cette absence d’unité qui vous frappe dans la Donna del Lago vient de l’œuvre même ou de l’abus qu’on en a fait. Il est impossible qu’une partition alimente dix ans d’autres partitions de sa substance mélodieuse sans perdre à ce travail quelque chose de sa propre vitalité. Une fois que les idées se sont dispersées au hasard, elles cherchent en vain à se rassembler de nouveau, car toute harmonie est dissoute, car elles ont perdu dans leurs alliances adultères cette force de concentration qui fait l’œuvre. Cependant, quelque droit qu’on ait de contester à cette partition les qualités d’ensemble, de style et de composition, on ne peut s’empêcher de reconnaître les magnifiques beautés qui s’y rencontrent. Le finale du premier acte est un des plus vastes morceaux que Rossini ait jamais écrits, un morceau dont l’inspiration du grand-prêtre, dans le Siége de Corinthe, restera l’unique pendant. Quoi de plus solennel et de plus large que cet hymne de guerre qu’entonnent les bardes en s’accompagnant sur des harpes d’or ! Dès les premiers préludes de cette musique vaporeuse, vous vous sentez transporté dans un monde imaginaire, vous voyez les chantres sublimes flotter échevelés dans les brouillards de l’air ; vous entendez leurs voix puissantes se mêler au vent qui gronde, au fracas du torrent qui se précipite de la montagne, aux cris de mort des guerriers