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suivait d’un œil vigilant, et, au moment où elle se tenait tapie par terre, il lui lança un lacet avec l’adresse d’un gaucho et la saisit par les cornes. En vain le malheureux renne se débattit sous le lien perfide qui l’enlaçait. Aslack le tenait d’une main vigoureuse. Il lui mit une lanière de cuir au col et l’amena à notre tente. Là il le tua en lui plongeant un couteau entre les deux cuisses de devant et laissa la lame dans la plaie pour empêcher le sang de tomber. C’est une coutume atroce. Le renne tué de la sorte meurt dans d’horribles convulsions ; mais le Lapon tient essentiellement à ne pas perdre le sang de sa victime, et l’intérêt étouffe chez lui le sentiment de la pitié. Il tient aussi beaucoup à ne pas endommager la vessie dont il fait une espèce d’outre. Nous abandonnâmes volontiers à notre Lapon le sang et la vessie du renne qu’il venait d’égorger, et nous ne lui fîmes qu’un chagrin, ce fut de le payer avec du papier. Il avait demandé instamment une ou deux pièces d’argent, mais nous n’en possédions pas une seule, et il s’en retourna avec le regret de ne pouvoir cette fois augmenter sa collection de blanka. Tous les voyageurs ont signalé cet amour des Lapons pour l’argent, et nous avons eu plusieurs fois occasion de l’observer. En Finmark, le Lapon, avant de conclure un marché, établit pour première clause qu’il sera payé en écus. En Suède, il ne reçoit qu’avec peine le riksdaler nouvellement frappé. Il lui faut les vieilles pièces du temps de Gustave III, dont ses parens lui ont appris à connaître la valeur. À Kautokeino, nous avons vu un Lapon refuser de nous vendre ce qu’il était lui-même venu nous offrir, parce qu’il nous était impossible de lui donner de l’argent. On sait, à n’en pouvoir douter, que plusieurs Lapons ne tiennent tant aux species et aux riksdaler sonores que pour avoir le plaisir de les renfermer dans un coffre et de les enfouir. De même que les paysans d’Islande, ils ne veulent entendre parler ni de maisons de banque, ni de caisses d’épargne. Ce qu’ils ont amassé, ils le mettent en réserve, ils le dérobent à tous les regards, et quelquefois ils le cachent si bien, que, s’ils viennent à mourir avant d’avoir révélé l’endroit où est enterré leur trésor, il est à jamais perdu pour leur famille. Il y a encore un autre motif qui leur fait préférer la monnaie d’argent à celle de papier, c’est le danger qu’ils courent d’altérer ou de perdre celle-ci en voyageant au milieu des intempéries de toutes les saisons.

Le lendemain nous fûmes surpris par la visite d’une vieille Laponne qui habitait la tente d’Aslack, et qui venait nous demander un peu de tabac et d’eau-de-vie. Elle portait dans une vessie une provision de lait mêlé avec de l’herbe hachée, épais comme de la bouillie, et qu’elle prenait avec le bout du doigt. C’est la nourriture la plus sale, la plus repoussante que j’aie jamais vue. Un instant après, nous rencontrâmes une vingtaine de rennes portant sur le dos le bagage de la tente. Ils étaient attachés à la suite l’un de l’autre avec une lanière et s’en allaient en broutant du bout des lèvres la mousse blanche.

Après cinq jours de marche, nous aperçûmes du haut d’une colline les deux vertes vallées de Kautokeino avec leurs habitations séparées par le fleuve d’Alten. Il n’y a là que huit demeures de paysans, entourées d’une cinquan-