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SPIRIDION.

sur l’heure au monastère. Je cédai à cette injonction avec la plus complète indifférence. Le regret du bon ermite me toucha cependant, quoique son respect pour les ordres supérieurs l’eût empêché d’élever aucune objection contre mon départ, ni de laisser voir aucun mécontentement. Au moment de me voir disparaître parmi les arbres, il me rappela, se jeta dans mes bras, et s’en arracha tout en pleurs pour se précipiter dans son oratoire. Alors je courus après lui à mon tour, et, pour la première fois depuis bien des années, m’agenouillant devant un homme et devant un prêtre, je lui demandai sa bénédiction. Ce fut un éternel adieu ; il mourut l’hiver suivant, dans sa quatre-vingt-dixième année : c’était un homme trop obscur pour que l’on songeât à Rome à le canoniser. Pourtant jamais chrétien ne mérita mieux le patriciat céleste. Les paysans de la contrée se partagèrent sa robe de bure, et en portent encore de petits morceaux, comme des reliques. Les bandits des montagnes, pour lesquels sa porte n’avait jamais été fermée, payèrent un magnifique service funèbre à l’église de sa paroisse pour faire honneur à sa mémoire.

Je le quittai vers midi, et, prenant le plus long chemin pour retourner au couvent, je suivis les grèves de la mer, jusqu’à la plaine, faisant pour la dernière fois de ma vie l’école buissonnière avec des épaules courbées par l’âge et un cœur usé par la tristesse.

La journée était chaude, car déjà le printemps s’épanouissait au flanc des rochers. Le chemin que je suivais n’était pas tracé ; la mer seule l’avait creusé à la base des montagnes. Mille aspérités du roc semblaient encore disputer la rive à l’action envahissante des flots. Au bout de deux heures de marche sur ces grèves ardentes, je m’assis épuisé de fatigue sur un bloc de granit noir au milieu de l’écume blanche des vagues. C’était un endroit sauvage, et la mer le remplissait d’harmonies lugubres. Une vieille tour ruinée, asile des pétrels et des goélands, semblait prête à crouler sur ma tête. Rongées par l’air salin, ses pierres avaient pris le grain et la couleur des rochers voisins, et l’œil ne pouvait plus distinguer, en beaucoup d’endroits, où finissait le travail de la nature et où commençait celui de l’homme. Je me comparai à cette ruine abandonnée que les orages emportaient pierre à pierre, et je me demandai si l’homme était forcé d’attendre ainsi sa destruction du temps et du hasard ; si, après avoir accompli sa tâche, ou consommé son sacrifice, il n’avait pas droit de hâter le repos de la tombe : et des pensées de suicide s’agitèrent dans mon cerveau. Alors je me levai, et me mis à marcher sur le bord du rocher, si rapidement et si près de l’abîme, que j’ignore comment je n’y