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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.
compte de tout cela. Il me semble qu’un volume entier de titres ne me ferait pas envier ce jour-ci ; il faut bien autre chose pour compenser ce qu’un engagement éternel a d’effrayant. Je souhaite que ma cousine sente cette autre chose, ou qu’elle ne sente point d’effroi. Je voudrais qu’elle fût bien gaie et qu’elle ne pleurât qu’un peu ; car elle pleurera, cela est, dit-on, dans l’ordre. »

Ce sont des riens, mais on a le ton ; comme c’est net et bien dit ! De pensée ferme autant que de vive allure, elle sait de bonne heure le monde, réfléchit sur les sentimens, et voit les choses par le positif. Elle a l’esprit fait, elle moralise : « Nous sommes (sa tante et elle) à merveille jusqu’à présent. Nous faisons ensemble des découvertes sur le caractère des hommes : par exemple, nous nous sommes finement aperçues qu’il y a dans ce monde beaucoup de vanité, et que la plupart des gens en ont. Jugez par là de la nouveauté et de la subtilité de nos remarques. » On le voit au ton : c’est une Mlle De Launay égarée devers Harlem. Quand elle se moque du Landag extraordinaire à Nimègue, où l’on délibère sur quelques vaisseaux de foin, et qui occupe toutes les bêtes de la province, elle nous rappelle Mme de Sévigné aux états de Bretagne. Le Teniers pourtant n’est pas loin. Il y a des caricatures d’intérieur touchées d’un mot :

« Au déjeuner, M. de Casembrood (le chapelain) lit d’ordinaire dans la Bible, en robe de chambre et bonnet de nuit, et cependant en bottes et culottes de cuir, ce qui compose en vérité une figure très risible et point charmante. Sa femme paraît le regarder comme un autre Adonis. Il est de bonne humeur, obligeant, assez commode et toujours pressé. Hier, il nous régala de la compagnie du baron van H…… cousin de la suivante, gentilhomme très noble et non moins gueux. Le langage, l’habillement et les manières, tout était plaisant. Je demandai : Qu’est-ce que la naissance ? Et d’après ses discours, je me répondis : C’est le droit de chasser. »

Il me semble qu’on commence à la connaître ; voilà son esprit qui se dessine, mais son cœur… Elle le mit à la raison autant qu’elle put, et, impétueux qu’elle le sentait, travailla de bien bonne heure à le contenir. Elle était médiocrement jolie, elle était sans dot ou à peu près (les fils dans ces familles ayant tout), elle était très noble et ne pouvant déroger. Elle comprit sa destinée tout d’un regard, et s’y résigna d’un haut dédain sous air de gaieté. Mme de Charrière était une ame forte. Près de mourir, en 1804, elle écrivait à un ami particulier à propos d’une visite importune et indiscrète qu’elle avait reçue :

« Si vous croyez que M.  et Mme R… pourront vous mettre au fait de nous, vous êtes dans l’erreur. Monsieur m’a fait quelques lourdes questions pen-