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dant que M. de Charrière dormait. Après l’avoir écouté avec une sorte de surprise : « Tout ce que je puis vous répondre, monsieur, c’est que M. de Charrière se promène beaucoup dans son jardin, lit une partie du jour, et joue tous les soirs… » Quand j’étais jeune, j’ai cent mille fois répété en arpentant le château de Zuylen :

Un esprit mâle et vraiment sage,
Dans le plus invincible ennui,
Dédaigne le faible avantage
De se faire plaindre d’autrui.

Je n’ai pas assez oublié ma leçon pour entretenir une Mme R… de moi. À peine puis-je me résoudre à parler à un médecin de mes maux ; et, lorsque je parle à quelqu’un de ma tristesse, il faut que j’y sois, pour ainsi dire, forcée par un excès d’impatience que je pourrais appeler désespoir. Je ne me montre volontairement que par les distractions que je sais encore quelquefois me donner. »

Ce qu’elle était stoïquement à la veille de sa mort, elle tâchait de l’être dès l’âge de quinze ans. Au sortir de l’enfance, vers 1756, elle écrivait ces réflexions attristées et bien mûres à l’un de ses frères mort peu après :

« … L’on vante souvent les avantages de l’amitié, mais quelquefois je doute s’ils sont plus grands que les inconvéniens. Quand on a des amis, les uns meurent, les autres souffrent ; il en est d’imprudens ; il en est d’infidèles. Leurs maux, leurs fautes, nous affligent autant que les nôtres. Leur perte nous accable, leur infidélité nous fait un tort réel, et les bonheurs ne sont point comme les malheurs ; il y en a peu d’imprévus. L’on n’y est pas si sensible. La bonne santé d’un ami ne nous réjouit pas tant que ses maladies nous inquiètent. Sa fortune croît insensiblement, elle peut tomber tout d’un coup, et sa vie ne tient qu’à un fil. Un malentendu, un oubli, une mauvaise humeur peut changer ses sentimens à notre égard ; et combien sur un pareil sujet les moindres reproches qu’on se fait à soi-même ne doivent-ils pas être douloureux ! Ne vaudrait-il pas mieux faire tout par devoir, par raison, par charité, et rien par sentiment ? Je vois un homme malade, je le soulage autant qu’il m’est possible. S’il meurt, quel qu’il soit, cela me touche peu. Je vois un autre homme qui commet des fautes, je le reprends, je lui donne les conseils les plus conformes à la raison ; s’il ne les suit pas, tant pis pour lui. Je crois qu’il serait heureux d’aimer tout le monde comme notre prochain, et de n’avoir aucun attachement particulier ; mais je doute fort que cela fût possible. Dieu a mis dans notre cœur un penchant naturel à l’amitié qu’il nous serait, je crois, difficile, ou même impossible de vaincre. Une bonté générale ne serait pas capable peut-être de nous faire avoir assez de soin de ceux qui nous environnent, et Dieu a voulu que nous les aimassions, afin