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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.
cette vorace araignée ; mais je regarde, et des heures se passent sans que j’aie pensé à moi, ni à mes puérils chagrins. »

Depuis que le panthéisme est devenu chez nous un lieu commun, une thèse romanesque et littéraire, je doute qu’il ait produit quelque chose de plus senti que ces simples mots d’aperçu comme échappés à la rêverie d’une jeune femme[1].

Je n’entrerai pas dans le détail des différens ouvrages de Mme de Charrière qui suivirent ; ils sont de toutes sortes et nombreux. L’inconvénient du manque d’art, et aussi (Caliste à part) du manque de succès central, s’y fait sentir. Elle compose pour elle et ses amis, au jour le jour, à bâtons rompus, c’est-à-dire qu’elle ne compose pas. La moindre circonstance de société, une lecture, une conversation du soir, fait naître un opuscule de quelques matinées, et qui s’achève à peine : ainsi se succèdent sous sa plume les petites comédies, les contes, les diminutifs de romans. Malgré mes soins sur les lieux, je ne me flatte pas d’avoir tout recueilli ; on en découvrait toujours quelque petit nouveau, inconnu ; la bibliographie de ses œuvres deviendrait une vraie érudition, et, s’il y avait aussi bien deux mille ans qu’elle fût morte, ce serait un vrai cas d’Académie des inscriptions que d’en pouvoir dresser une liste exacte et complète[2]. Nous n’en sommes pas là. Je m’en tiendrai pour l’ensemble au témoignage de Mlle Necker de Saussure, qui, étant encore enfant, vit un jour à Genève Mme de Charrière, et fut fort frappée de la grace de son esprit : « Ce souvenir, écrit-elle, m’a fait lire avec intérêt tous ses romans, et les plus médiocres m’ont laissé l’idée d’une femme qui sent et qui pense[3]. »

  1. Dans tout ce qui précède, je n’ai pas parlé du style chez Mme de Charrière ; les citations en ont pu faire juger. C’est du meilleur français, du français de Versailles que le sien, en vérité, comme pour Mme de Flahaut. Elle ne paie en rien tribut au terroir… en rien ; pourtant je lis en un endroit de Caliste : Mon parent n’est plus si triste d’être marié, parce qu’il oublie qu’il le soit, au lieu de : qu’il l’est. Toujours, toujours, si imperceptible qu’il se fasse, on retrouve le signe.
  2. Voici une liste approchante : — Les Lettres Neuchâteloises, 1784 ; — Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne, 1786 ; — Lettres de mistriss Henley, à la suite du Mari sentimental de M. de Constant, 1786 ; — Aiglonette et Insinuante, conte, 1791 ; — l’Émigré, comédie, 1793 ; — le Toi et Vous ; — l’Enfant gâté ; — Comment le nomme-t-on ? etc., etc. — Sous le nom de l’Abbé de La Tour : les Trois Femmes, 1797 ; Sainte-Anne ; Honorine d’Uzerche ; les Ruines d’Yedburg ; — Louise et Albert, ou le Danger d’être trop exigeant, 1803 ; —Sir Walter Finch et son fils William, 1806 ; — le Noble, etc., etc. — On en trouverait d’autres qui n’ont jamais paru qu’en allemand ; il y a des lettres d’elle imprimées dans les œuvres posthumes de son traducteur, Louis-Ferdinand Herder (Tubingen, 1810).
  3. Je dois la connaissance de ce jugement, ainsi que plusieurs des documens de cette biographie, à la bienveillance d’un homme spirituel et lettré du canton de Vaud, M. de Brenles.