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Dès les années des Lettres Neuchâteloises et des Lettres de Lausanne, Mme de Charrière connut Benjamin Constant sortant de l’enfance. Mais Benjamin Constant eut-il une enfance ? À l’âge d’environ douze ans (1779), on le voit, par une lettre à sa grand’mère, déjà lancé, l’épée au côté, dans le grand monde de Bruxelles ; il y parle de la musique qu’il apprend, des airs qu’il joue, et dans quelle manière : « Je voudrais qu’on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité et lui donner une marche plus cadencée ; j’ai essayé si la musique pouvait faire cet effet. Je joue des adagio, des largo, qui endormiraient trente cardinaux. Les premières mesures vont bien ; mais je ne sais par quelle magie les airs si lents finissent toujours par devenir des prestissimo. Il en est de même de la danse : le menuet se termine toujours par quelques gambades. Je crois, ma chère grand’mère, que ce mal est incurable. » — Et à propos du jeu dont il est témoin dans ses soirées mondaines : « Cependant le jeu et l’or que je vois rouler me causent quelque émotion. » Il est déjà avec toute sa périlleuse finesse, avec tous ses germes éclos, dans cette lettre[1].

Au retour de ses voyages et son éducation terminée, il vit Mme de Charrière, et s’attacha quelque temps à elle, qui surtout l’aima. Le souvenir s’en est conservé. On raconte que, lorsqu’il était à Colombier chez elle, comme ils restaient tard le matin, chacun dans sa chambre, ils s’écrivaient de leur lit des lettres qui n’en finissaient pas, et la conversation se faisait de la sorte ; c’était un message perpétuel d’une chambre à l’autre ; cela leur semblait plus facile que de se lever, étant tous deux très paresseux, très spirituels, et très écriveurs. Près d’un esprit si fin, si ferme et si hardiment sceptique en mille points, le jeune Constant aiguisa encore le sien. Dans ce tête-à-tête des matinées de Colombier, discutant et peut-être déjà doutant de tout, il en put venir, dès le premier pas, à ce grand principe de dérision qu’il exprimait ainsi : Qu’une vérité n’est complète que quand on y a fait entrer le contraire. Mme de Charrière, dans ses hardiesses du moins, avait des points fixes, des portions morales élevées où elle tenait bon. Elle put souffrir de n’en pas trouver ailleurs de correspondantes. Plus tard, quand Benjamin Constant fut lancé sur une scène toute différente, et qu’elle l’allait rappeler au passé, il répondait peu. Il parlait d’elle légèrement, dit-on, comme un homme qui a quitté un drapeau et aspire à servir sous quelque autre. Il se plaignait que les lettres qu’il recevait d’elle étaient pleines d’errata

  1. On la peut lire tout entière dans la Chrestomathie de M. Vinet, 2e édition, tome I.