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reconnaissance pour l’écrivain qui occuperait agréablement ma sensibilité et mes pensées, ne fût-ce qu’un jour ou deux. — Mon Dieu ! madame, reprit l’abbé après un moment de silence, si je pouvais… — Vous pourriez, interrompit la baronne. — Mais non, je ne pourrais pas, dit l’abbé ; mon style vous paraîtrait si fade au prix de celui de tous les écrivains du jour ! Regarde-t-on marcher un homme qui marche tout simplement, quand on est accoutumé à ne voir que tours de force, que sauts périlleux ? — Oui, dit la baronne, on regarderait encore marcher quiconque marcherait avec passablement de grace et de rapidité vers un but intéressant. — J’essaierai, dit l’abbé. Les conversations que nous eûmes ces jours passés sur Kant, sur sa doctrine du devoir, m’ont rappelé trois femmes que j’ai vues. — Où ? demanda la baronne. — Dans votre pays même, en Allemagne, dit l’abbé. — Des Allemandes ? — Non, des Françaises. Je me suis convaincu auprès d’elles qu’il suffit, pour n’être pas une personne dépravée, immorale, et totalement méprisable ou odieuse, d’avoir une idée quelconque du devoir, et quelque soin de remplir ce qu’on appelle son devoir. N’importe que cette idée soit confuse ou débrouillée, qu’elle naisse d’une source ou d’une autre, qu’elle se porte sur tel ou tel objet, qu’on s’y soumette plus ou moins imparfaitement : j’oserai vivre avec tout homme ou toute femme qui aura une idée quelconque du devoir. »

Là-dessus, grand débat ! Un kantiste de la compagnie donne son explication du devoir, idée universelle, indestructible ; un théologien se récrie à cette explication naturelle, et veut recourir à l’intervention divine ; un amateur, qui a lu Voltaire et Montaigne, doute qu’un sauvage éprouve rien de semblable à ce que le kantiste proclame. — Qu’en savez-vous ? dit l’abbé. — Allez écrire, lui dit la baronne. — L’abbé rapporte bientôt son conte des Trois Femmes.

Émilie est une émigrée de seize ans ; elle a perdu ses parens, ses derniers moyens d’existence, et l’espoir d’en retrouver aucun. Joséphine, sa femme de chambre, lui a tenu lieu de tout. Attentive, respectueuse, zélée, elle est à la fois la mère et la servante d’Émilie ; elle la sert et la nourrit, elle s’est dévouée à elle, elle n’aime qu’elle. C’est au milieu des sentimens d’une affection exaltée par la reconnaissance qu’Émilie découvre les désordres de Joséphine. Cette petite Joséphine, dans sa naïveté, sa générosité et son vice, ne laisse pas que d’être un embarrassant philosophe. Tout ce qu’elle dit dans son premier entrain d’aveux à Émilie sur son oncle le grand-vicaire, sur son oncle le marquis, sur sa tante la marquise, fait ouvrir de grands yeux à l’orpheline, et nous exprime le XVIIIe siècle dans sa facile nudité. D’une autre part, une jeune veuve, Mme Constance de Vaucourt, s’est attachée à Émilie. Vive, aimable, sensible, irrépro-