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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/11

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LES CÉSARS.

cohérentes, mais qui ne s’enseignaient pas avec autorité ; qu’en une certaine mesure du moins chacun prenait ou pour de la théologie, ou pour de la fiction poétique, ou pour de la physique voilée sous l’allégorie : la bible de cette religion, ce fut Homère, ce fut Hésiode, ce furent tous les poètes, venant les uns après les autres, avec moins d’autorité chaque fois, ajouter leur fable à ce grenier de fables, et réinventer les dieux chacun à sa guise. Il y eut encore quelques belles notions morales, conservées par les poètes, surtout par les tragiques ; inspirations personnelles, écho des mystères, débris de quelque révélation orphique ? je ne sais, mais qui, se tenant peu, passaient par le vulgaire sans être entendues et n’étaient prises que pour de la poésie. Les fêtes étaient choses d’art, de luxe et de plaisir ; le culte public, chose de politique ; le culte privé, avec ses mille et une superstitions, chose de satisfaction et de goût personnel.

L’homme ainsi vivait à son aise avec la Divinité. La Grèce avait fait la divinité accessible, familière ; elle l’avait placée au niveau des hommes, sinon au-dessous d’eux. On avait son dieu de prédilection ; on lui faisait la grace d’une adoration toute particulière ; on lui gardait les belles hécatombes ; les brebis maigres étaient pour d’autres. On le mettait en confidence de ses affaires ; on lui recommandait ses amours ; on lui demandait protection pour son ménage ; on le remerciait, on le grondait ; on l’aimait, on le punissait ; on le boudait, on lui tournait le dos ; on laissait désormais vivre ses belles génisses ; on brisait sa statue, on brûlait sa chapelle[1]. Alexandre, dans sa douleur de la mort d’un de ses amis, fit brûler les temples d’Esculape, qui n’avait pu le guérir.

J’ai dit ailleurs comment la foi était nationale, la religion une loi pour tel peuple, et non un dogme pour tous les peuples ; comment chaque nation était propriétaire de ses dieux. Je viens aussi de faire sentir combien peu les opinions populaires devaient approcher de la notion d’une vérité absolue. Ainsi la religion et la philosophie n’étaient pas sur le même terrain ; l’une locale et relative, l’autre cosmopolite et abstraite, ne risquaient pas de se rencontrer. À Athènes peut-être, il fallait pour la philosophie quelques précautions de plus, il fallait parler moins clair, prêcher virtuellement l’athéisme sans le nommer de son propre nom, supprimer doucement la Divinité à la façon des épicuriens, sans dire rien de personnel contre tel ou tel dieu. La religion suivait son cours, la pensée le sien ; celle-ci seule-

  1. Sacellum, ædiculæ.