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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/150

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médiens d’aller à l’oubli par la renommée et la fortune, tout au rebours des autres gloires qui s’immortalisent dans l’œuvre.

Nourrit débuta, en 1821, par le rôle de Pylade dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck. Sa voix fraîche et marquée d’un timbre juvénile, que rappelle aujourd’hui, mais avec plus de charme, la voix de M. de Candia ; son heureuse organisation musicale, son nom, déjà célèbre à l’Académie royale, lui concilièrent en peu de temps la faveur du public. Et, trois ans après, lorsqu’il joua les Deux Salems, le succès qu’il obtint fut tel que son père, qui chantait avec lui dans cette partition, en conçut quelque ombrage, et c’est là un sentiment si naturel en pareille occasion, qu’il n’y a pas de quoi s’en étonner. En effet, l’homme qui vient tout à coup, en un jour, vous prendre la moitié de cette attention, de ces sympathies, de ces applaudissemens qu’on vous adressait la veille sans partage, cet homme tiendrait-il à vous par les liens les plus étroits, n’en est pas moins votre rival : il n’y a pas de père au théâtre, et le sang parle moins haut que la voix. À la place de cette jeune fille, qui s’est appelée depuis la Malibran, si Garcia, sur son déclin, eût vu grandir à ses côtés un fils vaillant et superbe, héritier précoce du génie et de la voix de son père encore vivant, croyez bien que le vieux chanteur n’eût pas été si glorieux de ce fils qu’il l’était de sa fille, et cela s’explique ; après tout, la Malibran n’enlevait rien au répertoire de son père, sa renommée ne pouvait qu’ajouter un éclat de plus au nom qu’elle portait. Le vieux don Juan, le vieux Maure de Venise, le vieux comte Almaviva ne se voyait pas revivre à chaque instant dans une jeunesse active, puissante, généreuse, qui ne semblait le faire souvenir de ce qu’il était autrefois que pour lui rappeler aussitôt tout ce qu’il avait cessé d’être et lui dire cette vérité que personne n’aime à entendre, et les gens du théâtre bien moins que tous les autres, à savoir qu’il fallait se retirer et renoncer pour jamais à toutes les pompes de l’existence. Cependant le père de Nourrit prit sa retraite, et dès ce jour, Adolphe resta seul maître de la scène et du premier rang, et cela sans obstacles surmontés, sans lutte, presque par droit de naissance. Chose étrange, toutes ces circonstances favorables, en se combinant à souhait pour son bonheur dès son entrée dans la carrière, ont influé plus qu’on ne croit peut-être sur les affreuses inquiétudes de sa vie et sa fin déplorable. Ce qui a manqué à Nourrit, c’est la lutte, la lutte acharnée et fatale que tous soutiennent avant d’arriver à ce point où la fortune l’avait porté tout d’abord. Voyez Rubini, choriste dans une troupe foraine, et conquérant, à force de talent et de persévérance, sa royauté d’aujourd’hui. Voyez Duprez, écolier chétif dont on riait à l’Odéon, chanteur nomade en Italie, gravissant à travers les sifflets les hauteurs de Guillaume Tell. Il y a telles déceptions qui vous tuent, parce qu’elles vous viennent, pour la première fois, dans la maturité de l’âge. À vingt ans, le premier sifflet encourage un grand artiste et le pousse au travail, à quarante il le tue. Et c’est pourquoi Nourrit est mort. Cette nature, déjà si faible, s’était énervée dans le succès.

À vrai dire, la carrière dramatique de Nourrit ne date guère que de l’arrivée en France de Rossini. Alors seulement son activité se fait jour, alors