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REVUE. — CHRONIQUE.

seulement le jeune chanteur se débarrasse de l’emphase de l’ancienne école, et grandit sous le souffle de l’inspiration du grand maître. On sait avec quelle ardeur, quelle foi sincère dans l’avenir de cette musique, quelle intelligence des effets nouveaux, Nourrit joua Néoclès, Aménophis, le comte Ory, Arnold. Dans certaines parties de Guillaume Tell, Duprez l’a surpassé, mais pourtant sans le faire oublier dans l’ensemble du rôle ; et quand on les compare froidement, on a peine à se décider, car au fond l’un vaut l’autre : chacun a pris la chose à sa manière. À Duprez le cantabile magnifique du premier acte, la cavatine entraînante du troisième, le grand style dans le récitatif ; mais aussi à Nourrit l’expression sublime du trio, le sentiment du caractère, la composition harmonieuse de ce rôle, qu’il idéalisait à la manière des héros de Schiller.

Une des plus nobles qualités qui distinguaient Nourrit, c’était l’empressement singulier avec lequel il se portait au-devant de toute gloire naissante ou méconnue, de toute idée nouvelle et féconde. Il ne s’est pas accompli, de son vivant, une révolution, qu’elle vînt d’Italie ou d’Allemagne, à laquelle il n’ait voulu prendre sa part d’homme et d’artiste. Jamais il ne faisait défaut au talent, et lorsqu’il s’agissait du génie, c’était une ardeur de bonne foi, un enthousiasme loyal et sincère, qui ne reculaient devant aucune peine, aucun sacrifice. On a souvent plaisanté chez lui cette fougue du sang. En effet, dans un temps où l’on ne croit plus à rien, où les ministères les plus saints sont à peine pris au sérieux, on ne pouvait se défendre d’un certain étonnement en présence de ce comédien, qui prétendait exercer sa profession comme un sacerdoce, et faisait de son art une religion ; triste religion, en vérité, qui, dans les jours d’indifférence où nous vivons, devait le conduire au suicide ! Tel Nourrit s’était montré à l’égard de Rossini, tel Meyerbeer, en venant à son tour, le trouva, zélé, actif, intelligent, plein de conviction et de bonne volonté. Il faut dire aussi qu’en se vouant de la sorte à la cause de l’auteur de Robert-le-Diable, Nourrit, sans s’en douter peut-être, et par un instinct naturel à tous les chanteurs, travaillait à sa propre renommée. En effet, c’était de l’illustre maître de Berlin que le chanteur français devait tenir ses plus beaux rôles, c’était Meyerbeer qui devait le produire pour la première fois dans le vrai jour de son talent, dont il avait étudié avec un admirable soin toutes les faces radieuses et ternes, et jusqu’aux moindres inégalités. Robert-le-Diable fut le plus beau triomphe de Nourrit. L’acteur partagea la fortune du chef-d’œuvre, fortune à laquelle il avait aussi contribué. On n’oubliera jamais sa voix énergique et fière, son attitude imposante, son enthousiasme sacré dans les magnifiques scènes de la fin. Ce rôle lui restera toujours, car il est son bien, sa conquête, sa gloire inaliénable. Le peuple de Paris ne se figure pas plus Robert-le-Diable sans Nourrit qu’il ne se figure l’Opéra sans Robert-le-Diable ; et tout cela forme dans son esprit une indivisible trinité. Duprez prend à Nourrit Arnold et Raoul, mais lui laisse Robert ; et certes ce n’est pas un médiocre avantage pour un chanteur que d’avoir dans son répertoire un rôle auquel Duprez n’ose toucher. Nourrit était l’ame de cette troupe, il l’exaltait au souffle de son inspiration, mais sans la dominer, sans l’écraser, comme fait Duprez. Alors toutes les richesses de l’Opéra