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reposaient dans l’harmonie des ensembles. On se souvient du trio de Guillaume Tell, du trio de Robert-le-Diable, du finale de Don Juan. Alors on les applaudissait tous également, Nourrit, Levasseur, Mlle Falcon, Mme Damoreau. Aujourd’hui il n’y a de fête et d’honneur que pour Duprez, qui se passe du secours des autres et se suffit à lui-même. Au besoin la cavatine d’Arnold peut tenir lieu de tout. Cependant la confusion s’est mise dans la troupe ; il semble qu’on n’y chante plus la même langue. À la retraite de Nourrit, l’unité s’est dissoute, et ces nobles voix qui montaient autour de la sienne avec tant de bonheur et d’éclat, se taisent, ou ne sortent du silence que pour exprimer la tristesse et le découragement.

Nourrit n’était, certes, pas un grand chanteur ; sa voix sonore, aiguë et bien timbrée, manquait d’ampleur et d’agilité, et cependant personne n’a jamais mieux convenu à l’opéra français. Élevé sous l’influence du génie de Gluck, il avait passé à Rossini, mais en ménageant la transition ; et de cet assemblage de la déclamation ancienne trouvée pour ainsi dire en son berceau, et d’une certaine allure italienne prise dans la familiarité de Garcia, il s’était fait un genre à lui, un genre après tout assez harmonieux, et qui se trouvait parfaitement en rapport avec les sympathies et les goûts du public. Nourrit est un des rares comédiens dont le nom restera dans l’histoire de l’Académie royale de Musique, parce que ce nom signifie quelque chose, et ne peut se séparer du mouvement accompli dans l’art pendant les quatorze années qui viennent de s’écouler. Nourrit marque la transition du vieux récitatif français à la cavatine italienne, de Lainé à Rubini, absolument comme dans une sphère plus élevée Meyerbeer représente le passage de Rossini et de Weber au génie nouveau qui naîtra tôt ou tard en France, en Italie, en Allemagne, peu importe. Aussi Meyerbeer et Nourrit devaient-ils s’entendre à ravir et former, en se rencontrant, une alliance féconde dont on a vu les résultats dans les magnifiques soirées de Robert-le-Diable et des Huguenots. Nourrit était un chanteur français dans la plus sérieuse acception du mot. Tout au rebours des Italiens qui vont tout sacrifier à un moment donné, il portait son activité dans les moindres parties de son rôle, et du commencement à la fin ne cessait de vivre de la vie du personnage qu’il avait revêtu. Jamais il ne faisait de réserves, et s’appliquait, avant toute chose, à bien tenir la scène, attentif, exact, ponctuel, plein de sollicitude pour le succès de la soirée, se préoccupant à la fois de la musique et du poème, de sa voix et de son geste, n’oubliant rien, pas même le costume : car il faut le dire, il se mettait à ravir ; à l’Opéra c’est quelque chose. Je le répète, Nourrit était un véritable chanteur français, le chanteur d’un peuple auquel les émotions musicales ne suffisent point, et qui cherche dans un opéra l’intérêt du poème et l’appareil des décorations et des costumes. Sa pantomime allait parfois jusqu’à l’exagération ; alors sa voix le trahissait étouffée par l’enthousiasme auquel il était en proie : enthousiasme qu’il tenait de certaines dispositions naturelles à moitié développées par des études littéraires interrompues, et reprises çà et là dans ses loisirs dramatiques. On le voyait s’éprendre avec une égale ferveur de toutes les idées nouvelles ; de Maistre, George Sand, La