Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/268

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
264
REVUE DES DEUX MONDES.

ne franchit jamais les limites de l’émotion poétique. Toutes les scènes de ce drame lamentable sont retracées avec une simplicité poignante, et attestent, chez M. Sandeau, une connaissance profonde du sujet qu’il a choisi. La fuite de Marianna et ses longues rêveries au bord de la mer composent un tableau d’une mélancolie touchante.

L’amour de Henri Felquères pour Marianna, facile à pressentir dès les premières pages, a fourni à M. Sandeau plusieurs chapitres pleins de grace et d’élégance. Henri commence par pleurer sur le malheur de Marianna, par mêler ses larmes aux siennes. Il lui parle de l’absent, il s’attendrit avec elle sur la perte irréparable ; il croit à l’éternité de la douleur et il partage son désespoir. Mais qui ne sait comme les larmes mènent aux baisers ? C’est une vérité vieille comme le monde, que M. Sandeau a su rajeunir par le charme et la nouveauté des détails. Les mutuelles confidences de Henri et de Marianna remplissent l’ame d’une émotion douce et font presque oublier la cruelle prophétie prononcée par George Bussy. En voyant cet amour si pur, si ardent, si crédule ; en écoutant les promesses échangées par cet enfant et cette femme que le malheur n’a pas instruite, on a peine à croire que Marianna va se venger sur Henri comme George s’est vengé sur Marianna. Pour détourner ainsi l’attention du lecteur du dénouement annoncé par George Bussy, M. Sandeau a fait une grande dépense d’habileté. Mais il a l’air si convaincu de ce qu’il nous raconte, il paraît ajouter aux sermens qu’il transcrit une foi si complète, que nous partageons l’erreur de Henri et de Marianna. Nous oublions avec eux la prophétie de George Bussy, et nous les écoutons comme si leur erreur devait durer, comme s’ils ne devaient pas se réveiller dans les larmes. L’amour de Marianna pour Henri est si naturel, si bien préparé, je dirais volontiers si nécessaire, que M. Sandeau eût bien fait de ne pas prêter à Henri une tentative de suicide. Pour triompher de la résistance de Marianna, Henri n’a pas besoin de l’effrayer. Il lui suffit de pleurer avec elle et de lui parler de son amour. Un jour viendra où elle ne songera plus à se défendre, où son vœu le plus ardent sera d’être vaincue, où elle se glorifiera dans sa défaite. D’ailleurs une tentative de suicide réussit difficilement à émouvoir une femme. L’amour ne se prescrit pas, et le cœur le plus généreux peut très bien ne pas se rendre à cet argument. Je voudrais donc voir disparaître du roman de M. Sandeau le chapitre où Marianna surprend Henri un pistolet à la main.

M. Sandeau était condamné, par la nature du sujet qu’il avait choisi, à faire de la seconde partie de son livre une contre-épreuve de la première. Il n’a pas cherché à éluder cette nécessité, et nous pensons qu’il a bien fait. Il s’est soumis résolument à la condition qu’il avait posée lui-même, et il a trouvé, dans cette obéissance volontaire et prévoyante, l’occasion d’un éclatant triomphe. Marianna se détachant de Henri n’est pas moins vraie que George se détachant de Marianna. Des deux parts c’est la même colère, la même franchise, la même cruauté. La victime se fait bourreau avec une joie féroce.