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LETTRE
SUR LES AFFAIRES EXTÉRIEURES.
No XIII.
Monsieur,

Une simple querelle de juridiction entre le gouverneur de l’état du Maine, M. Fairfield, et sir John Harvey, lieutenant-gouverneur de la colonie anglaise du Nouveau-Brunswick, vient d’ajouter aux embarras actuels de l’Angleterre dans l’Amérique du Nord, et de donner lieu à des manifestations assez belliqueuses de la part du gouvernement fédéral. Cette querelle de juridiction, qui au premier abord paraîtrait un peu futile, si dans les plus grandes affaires, la forme n’emportait souvent le fond, se rattache à une question fort importante, à une question de territoire, laissée indécise depuis le traité de 1783, entre l’Angleterre et les États-Unis. Je ne dis pas, remarquez-le bien, que le traité de 1783 ait laissé cette question indécise, car il a prétendu la résoudre, et les négociateurs qui l’ont rédigé n’ont pas eu l’intention de léguer à leurs gouvernemens respectifs une discussion, que plus de cinquante ans après, lord Palmerston et M. Van-Buren dussent trouver aussi peu avancée. Mais, en fait, le traité de 1783 n’a décidé la question que sur le papier, et quand il s’est agi de transporter la décision du papier sur le terrain, on a vu que rien n’était décidé, c’est-à-dire que les deux parties intéressées ne pouvaient pas s’entendre sur l’interprétation. En diplomatie, ce n’est pas chose très rare que la difficulté de s’entendre sur l’application et le sens des traités, et il n’y a peut-être pas eu moins de guerres pour des traités mal faits que pour des traités violés ou méconnus. Cette fois, pourtant, je ne suppose pas qu’on doive en venir à un pareil moyen d’interpréter l’article douteux. L’Angleterre et les États-Unis ont un trop grand intérêt à rester en bonne intelligence, pour recourir aux armes avant d’épuiser toutes les voies de conciliation, tous les moyens d’arrangement que le sujet comporte, et je ne doute pas que les deux gouvernemens n’en aient la sérieuse volonté. Mais à côté, souvent au-dessus de la raison des gouvernemens, se dressent les passions des peuples, passions quelquefois irrésistibles, tantôt aveugles et déplorables, tantôt plus éclairées que les hommes d’état, puissans mobiles des grandes entreprises, soutiens et gages de succès des grandes témérités. Ces passions, qui peut-être n’existent pas en ce moment chez le peuple anglais, à coup sûr animent une grande partie de la population américaine, qui ne reculerait pas devant la perspective d’une guerre, pour venger ce qu’elle appelle ses droits, et pour se mettre définitivement en possession du territoire contesté. Aussi faudra-t-il, de la part des deux gouvernemens, beaucoup de prudence, beaucoup de modération, beaucoup de sagacité, pour contenir ce dangereux élan et remettre à des négociations le jugement d’une question que tant de négociations antérieures n’ont pas suffi pour résoudre.