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LES CÉSARS.

le cynique Démétrius ; combattant l’absurde métaphysique des stoïciens, leur fatalisme et la matérialité de leurs dogmes.

On prétend qu’il connut saint Paul, qu’il lui écrivit. Je ne veux ni soutenir ni rejeter cette tradition : un rare et surtout un singulier génie de notre siècle[1], qui abuse parfois de la vérité qu’il possède, a discuté cette question, et n’a pas voulu avoir raison jusqu’à l’hyperbole. Ce qui me semble évident, c’est que Sénèque, esprit curieux et bien placé pour tout connaître, n’ignora pas entièrement le christianisme, qui se développait dans Rome, qui avait franchement parlé sur toutes les places publiques de la Grèce, devant tous les préteurs, et entre autres à Corinthe devant son frère Gallion ; le christianisme, dont l’apôtre avait deux fois paru devant Néron, que les contradictions qu’il rencontrait commençaient à faire saillir[2]. Il ne le connut pas dans son entier et n’en sut pas le mot suprême, ce n’est que trop clair ; mais des idées sur la Divinité plus pures et mieux arrêtées que celles même de Platon, une foule de notions empreintes de l’esprit chrétien, de nombreux passages qui ne sont qu’une traduction plus élégante du texte grec des Écritures, parfois même l’emploi du style évangélique, prouvent évidemment qu’il avait compris quelque chose du langage de « cette immense multitude d’hommes[3], » dont Néron faisait des torches pour éclairer ses jardins.

Sénèque n’admet plus le dieu aveugle, impuissant, corporel, des stoïciens. « Appelez-la destin, nature, fortune, providence ; il y a une volonté supérieure, incorporelle, indépendante, cause première de toute chose, auprès de qui toute chose est petite, et qui est à elle-même sa propre nécessité, qui a fait le monde, et qui, avant de le faire, l’a pensé[4]. » Ce dieu n’est pas indifférent aux choses du monde ; il aime les hommes, « nous sommes ses associés et ses membres[5]. Entre lui et les hommes de bien, il y a amitié, parenté, ressemblance ; leurs ames sont des rayons de sa lumière ; nul n’est homme de bien sans lui, et, quand la vertu nous a rendus dignes de nous unir à lui, il vient à nous, il vient près de nous ; ce n’est pas assez, il vient en nous. Dans le cœur de tout homme vertueux demeure je ne sais quel dieu ; un dieu y demeure[6]. »

  1. De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, IXe entr.
  2. Nous savons de cette secte qu’on la contredit de tous côtés. (Act. XXVIII, 22.)
  3. Multitudo ingens. (Tac., Annal., XV, 44.)
  4. De Benef., VI, 7. — Quœst. nat. procem. — Ibid. I, 1, III, 45. — Benef., VI, 23.
  5. Hujus socii sumus et membra. (Ep. 93) — Vos estis corpus Christi et membra de membro, dit saint Paul. (I Cor. XII, 27.)
  6. Sénèq., Ep. 44, 73.