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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/28

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REVUE DES DEUX MONDES.

Ses ennemis lui disent : « Pourquoi ta vie est-elle si inférieure à tes discours ? Pourquoi cette villa si ornée, ces repas que ta philosophie ne règle point, ce vin plus vieux que toi, ce patrimoine d’une riche famille suspendu aux oreilles de ta femme ? C’est un art que de te servir à table ; il y a chez toi une science pour disposer ton argenterie sur les buffets, un talent pour dresser. Tu as un écuyer-tranchant passé maître. » Sénèque lui-même fournit à ses ennemis tous ces reproches : « Ajoutez encore, leur dit-il, des biens dont je ne sais pas le compte, des esclaves que je ne connais pas tous. » Et il répond avec une modestie rare chez les anciens, et que j’estime au-dessus de la pauvreté orgueilleuse de plusieurs : « Je ne suis pas un sage ; que votre jalousie soit contente, je ne le serai jamais. Je ne prétends pas être égal aux meilleurs d’entre les hommes ; je tâche de valoir mieux que les pires. Je me contente de retrancher chaque jour quelque chose de mes vices, de reprendre chaque jour quelqu’une de mes erreurs. Je me sens encore profondément enfoncé dans le mal… Je fais l’éloge de la vertu et non de moi. Quand j’attaque les vices, j’attaque les miens tout les premiers[1]… »

L’homme qui parlait ainsi eut le mérite de chercher le bien sans parti pris. La plaie sociale était grave. Était-ce aux atomes crochus de Démocrite que le philosophe en demanderait le remède ? les nombres de Pythagore lui viendraient-ils en secours ? s’occuperait-il, avec les stoïciens, à prouver à son siècle que la vertu est un animal, et que, quand un homme est écrasé sous une pierre, son ame est si gênée qu’elle ne peut sortir ? La métaphysique des Grecs, et en général toute la partie dogmatique de leur philosophie était ou trop incertaine, ou trop spéculative, jeu d’école, vaine escrime de la pensée, d’où le monde malade n’avait à espérer aucun remède. Or, Sénèque, en cela plus clairvoyant que bien des modernes, mit le doigt sur la plaie, sentit que l’intelligence humaine avait donné tout ce qu’elle pouvait, que le mal et le remède étaient dans le cœur de l’homme, qu’il ne fallait refaire ni la métaphysique ni la politique, mais la morale.

Il entre dans cette voie sans esprit de secte, attaché au stoïcisme, qui, de toutes les doctrines grecques, avait conservé la morale la plus pure et la plus efficace, et, depuis deux siècles environ, sous Panætius et Posidonius, s’était tourné vers l’enseignement des devoirs ; mais ne jurant pas sur la parole du maître, citant sans cesse Épicure et

  1. De Vitâ beatâ, 17.