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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

nuances ; et cette monotonie fait paraître le temps court, de même que la nudité d’un terrain le fait paraître moins étendu. »

Le simple et doux Lépreux fit son chemin dans le monde sans tant de façons et sans qu’on lui demandât rien davantage ; il prit place bientôt dans tous les cœurs, et procura à chacun de ceux qui le lurent une de ces pures émotions voisines de la prière, une de ces rares demi-heures qui bénissent une journée. Littérairement, on pourrait presque dire qu’il fit école : on citerait toute une série de petits romans (dont le Mutilé, je crois, est le dernier) où l’intérêt se tire d’une affliction physique contrastant avec les sentimens de l’ame ; mais ce sont des romans, et le Lépreux n’en est pas un. Dans cette postérité, plus ou moins directe, je me permets à quelques égards de ranger, et je distingue la trop sensible Ourika, chez qui la lèpre n’est du moins que dans cette couleur fatale d’où naissent ses malheurs. Parmi les ancêtres du Lépreux, en remontant vers le moyen-âge, je ne rappellerai que le touchant fabliau allemand du Pauvre Henry : c’est le nom d’un noble chevalier tout d’un coup atteint de lèpre. Le plus savant des docteurs de Salerne lui a dit qu’il ne pourrait être guéri que par le sang d’une jeune vierge librement offert, et l’amour le lui fait trouver[1].

Un peu plus étendues que le Lépreux et aussi excellentes à leur manière, les deux autres anecdotes, les Prisonniers du Caucase et la jeune Sibérienne, furent écrites vers 1820, à la demande de quelques amis auxquels l’auteur en avait promis la propriété et qui les firent publier à Paris. La perfection des deux nouveaux opuscules prouve que, chez lui, le bonheur du récit n’était pas un accident, mais un don, et combien il l’aurait pu appliquer diversement, s’il avait voulu. La jeune Sibérienne est surtout délicieuse par le pathétique vrai,

  1. On lira avec plaisir cette histoire, traduite par M. Buchon, et insérée dans le Magasin Pittoresque (septembre 1836). — Dans ses voyages du Nord (Lettres sur l’Islande), M. Marmier a rencontré une classe de lépreux particulière à ces contrées, et qu’au lieu de l’effroi, la compassion publique environne. Cette maladie provient là, en effet, bien moins d’aucun vice que de la pauvreté et des misères de la vie, de la nourriture corrompue, de l’humidité prolongée, des travaux de pêche auxquels on est assujetti durant l’hiver : elle afflige souvent ceux qui le méritent le moins ; elle n’est pas contagieuse, elle n’est même pas décidément héréditaire. Aussi y est-on très hospitalier aux lépreux ; on les accueille, on sent qu’on peut être demain comme eux ; l’idée de l’antique malédiction a disparu, et M. Marmier a remarqué avec sensibilité que, si le Lépreux de M. de Maistre était venu dans le Nord, il y aurait retrouvé une sœur.