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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/314

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REVUE DES DEUX MONDES.

suivi, profond de source, modéré de ton, entremêlé d’une observation fine et doucement malicieuse de la nature humaine que le sobre auteur discerne encore même à travers une larme. Ici un nouveau point de comparaison, une nouvelle occasion de triomphe lui a été ménagée, et, je suis fâché de le dire, sur une dame encore. Mme Cottin, dans Élisabeth ou les Exilés de Sibérie, a fait un roman de ce que M. de Maistre a simplement raconté. Chez elle, on a une jeune fille rêveuse, sentimentale, la fille de l’exilé de la cabane du lac ; elle a un noble et bel amant, le jeune Smoloff ; c’est lui qu’elle souhaiterait pour guide dans son pélerinage, mais on juge plus convenable de lui donner un missionnaire ; elle finit par épouser son amant. La simple, la réelle, la pieuse et vaillante jeune fille, Prascovie, périt tout-à-fait dans cette sentimentalité de Mme Cottin, plus encore que le Lépreux de tout à l’heure dans la spiritualité de Mme Cottu. C’est le cas de dire avec Prascovie elle-même, lorsqu’après son succès inespéré, étant un jour conduite au palais de l’Ermitage, et y voyant un grand tableau de Silène soutenu par des Bacchantes, elle s’écrie avec son droit sens étonné : « Tout cela n’est donc pas vrai ? voilà des hommes avec des pieds de chèvre. — Quelle folie de peindre des choses qui n’ont jamais existé, comme s’il en manquait de véritables. » — Mais, pour saisir ces choses véritables, comme M. de Maistre l’a fait dans son récit, pour n’en pas suivre un seul côté seulement, celui de la foi fervente qui se confie et de l’héroïsme ingénu qui s’ignore, pour y joindre, chemin faisant et sans disparate, quelques traits plus égayés ou aussi la vue de la nature maligne et des petitesses du cœur, pour ne rien oublier, pour tout fondre, pour tout offrir dans une émotion bienfaisante, il faut un talent bien particulier, un art d’autant plus exquis qu’il est plus caché, et qu’on ne sait en définitive si, lui aussi, il ne s’ignore pas lui-même.

Les Prisonniers du Caucase, par la singularité des mœurs et des caractères si vivement exprimés, semblent déceler, dans ce talent d’ordinaire tout gracieux et doux, une faculté d’audace qui ne recule au besoin devant aucun trait de la réalité et de la nature, même la plus sauvage. M. Mérimée pourrait envier ce personnage d’Ivan ; de ce brave domestique du major, à la fois si fidèle et si féroce, et qui donne si lestement son coup de hache à qui le gêne, en sifflant l’air : hai luli, hai luli !

Ces opuscules avaient été envoyés de Russie par l’auteur ; il ne tarda pas à les suivre et à revoir des cieux depuis trop long-temps