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offrait le plus singulier mélange de Grecs, d’Arméniens et de Bulgares. Le prince Aleko Ghika prit enfin place dans sa loge tapissée de damas rouge, et la toile se leva. Paolo Cervati, petit Lombard fort replet, et Mme Wis, Allemande de même encolure, attaquèrent avec un incroyable aplomb les morceaux les plus difficiles de Donizetti et de Bellini ; leur succès fut bruyant. Pendant les intermèdes, le mérite des deux artistes fournit le sujet de nombreuses controverses ; je remarquai que presque toutes ces conversations avaient lieu en français. À onze heures, chacun se retira satisfait de sa soirée.

L’aspect général de Boukarest est singulier. Cette ville, qui n’est pas très ancienne, a été construite sans ordre, et rien ne serait difficile comme d’en tracer le plan avec exactitude : c’est une étrange confusion de cabanes, d’échoppes de foire, et d’hôtels qui ne dépareraient point les beaux quartiers de Paris. Les rues, assez larges, sont mal pavées, et en général même elles ne le sont pas du tout ; par un temps sec, et pour peu que le vent souffle, des tourbillons de poussière obscurcissent la vue des passans, et cinq minutes de pluie rendent ces rues impraticables aux piétons. Il existe, à peu de distance de Boukarest, des mines abondantes de goudron fossile ; mais, au lieu de songer à profiter de cette richesse pour faire un dallage en asphalte, on l’abandonne aux paysans qui ne s’en servent que pour graisser les roues de leurs chariots. Les voitures sont donc à Boukarest une chose de première nécessité ; on y trouve un grand nombre de drouski de louage, et tous les boyards possèdent plusieurs voitures. Le soir, dans la belle saison, la principale rue de la ville, dite Pogodomochoi, est remplie d’équipages. Il s’établit malheureusement entre les riches une lutte d’amour-propre dont les effets sont funestes : le luxe, qui dans certains pays alimente l’industrie nationale, est toujours une cause de ruine dans les contrées neuves et dépourvues de fabriques ; aussi arrive-t-il que les plus grandes fortunes s’obèrent en peu de temps. Les revenus des boyards passent à l’étranger, et leurs terres demeurent incultes. Quelques nobles cependant se sont arrachés à la vie énervante et dissipée de la capitale ; les résultats extraordinaires qu’ils ont obtenus du jour où ils ont songé à retirer leurs propriétés des mains d’intendans avides et fripons, commencent à ouvrir les yeux de la foule. Le commerce d’exportation, depuis 1832, a pris de l’accroissement ; les denrées de la Valachie s’écoulent par le Danube, et les propriétaires s’occupent un peu de ces fermes immenses qu’ils ne daignaient pas même, à une autre époque, visiter une fois dans leur vie.

Boukarest n’a pas de monumens. Il est impossible de décorer de