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le quitte un moment, c’est pour le reprendre bientôt ; s’il sort du cercle fatal, c’est pour y rentrer tôt ou tard. Je ne dis pas ici que Goethe n’ait été toute sa vie occupé que de Faust : Goetz de Berlichingen, Werther, Egmont, Claire, Adélaïde et Franz, et vingt autres caractères sont là pour témoigner contre cette opinion ; mais une chose incontestable, c’est qu’entre toutes ses créations, Faust est la seule qu’il affectionne du fond de l’ame, et pour laquelle il professe une fidélité, non de poète, mais d’amant. Les caractères qu’il conçoit dans les intervalles, on sent qu’il ne les aime qu’à l’heure de la création ; il les contemple un instant, puis il leur donne le baiser d’adieu et les congédie pour ne les plus revoir. De Faust il n’en est pas ainsi. Chaque fois qu’une larme vient à germer dans ses paupières arides, il cherche Marguerite autour de lui, pour répandre cette larme avec elle ; il ne discute volontiers qu’avec le vieux docteur, et pour verser à loisir sa bile sur le monde, il lui faut son Méphistophélès. La question d’art mise de côté, ses autres créations lui sont indifférentes, presque étrangères ; il n’a jamais vécu dans leur compagnie ; les seules qu’il aime, pour lesquelles il se passionne, et dont, en quelque sorte, il ait revêtu l’humanité, ce sont, croyez-le bien, Henry Faust, Méphistophélès, et peut-être aussi Marguerite.

Il a souvent été question de l’avortement nécessaire de toute tentative épique dans notre siècle ; on n’a pas manqué de faire valoir à ce propos toute sorte de considérations de climat et de lieu, comme si depuis que les jeunes gens ne vont plus par les places publiques les tempes ceintes de myrte et de laurier, le beau idéal s’était retiré de la terre : idées bonnes tout au plus à gonfler de vent certaines imprécations prophétiques dont personne ne se soucie ! Le beau ne périt pas, il se transforme. Aujourd’hui, par exemple, le beau pourrait bien être l’utile. Puisque nous parlons d’épopée, en voilà une sublime, la seconde partie de Faust ! Quelle condition du genre manque donc à cette œuvre ? Est-ce la magnificence de la forme ? Faust, pour la grandeur de la composition, ne le cède pas même à l’Iliade d’Homère. Est-ce la variété ? Toutes les théories, tous les systèmes enseignés dans les écoles d’Athènes et d’Alexandrie, tout ce que les hommes isolés ou réunis ont pensé depuis le fond de l’antiquité jusqu’à ce jour, tout cela murmure, s’agite et tourbillonne dans cet univers. Est-ce enfin cette force de vitalité qu’une œuvre synthétique emprunte aux faits contemporains ? Prenez dans l’allégorie ; derrière Méphistophélès et l’empereur, voyez Law et la révolution de juillet, geld aristocratie, Nicolaï et ses disciples, les ambitions politiques et