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GOETHE.

les extravagances littéraires. Il semble qu’on s’imagine qu’un poème ne devienne une épopée que lorsque deux mille ans ont passé sur lui. À ce compte, Faust, éclos d’hier, tiède encore de l’inspiration qui l’a conçu, ne peut être une épopée en aucune façon. D’ailleurs, s’il a jamais existé une intelligence faite pour se soustraire à ces théories que l’on se plaît à développer sur la nécessité de certaines époques à la venue au monde de telle œuvre d’art ou de telle autre, c’était Goethe : avec cette force d’objectivité qu’il tenait de sa nature invincible, toute entreprise poétique devait lui réussir dans tous les temps. L’homme qui a reproduit l’Orient et l’antiquité homérique, s’il eût voulu s’y appliquer dix ans de sa vie, aurait composé un poème indien aussi vaste, aussi merveilleux que le Baghawad. Étrange chose, notre siècle a vu naître le second Faust, et l’Allemagne se doute à peine de cette épopée. Le tort de Goethe c’est d’avoir fait Iphigénie en Tauride, Egmont, Goetz, Werther, et cent autres chefs-d’œuvre. S’il avait voulu s’en tenir à Faust, cette poésie titanique, s’il n’eût jamais écrit que Faust, son poème aurait déjà conquis sa place entre l’Iliade d’Homère et la Divine Comédie de Dante. Le vase de l’admiration une fois rempli, il n’est pas de force au monde qui puisse y faire entrer une goutte de plus. On adopte celui-ci pour ses œuvres dramatiques, celui-là pour son épopée. La société ne veut pas croire qu’il y ait des hommes tellement élevés par l’inspiration au-dessus de leurs semblables, qu’ils puissent écrire Egmont et Faust. Elle défend au génie d’être deux fois immortel.

Goethe avait à peine vingt-deux ans lorsqu’il publia les premiers fragmens de Faust, un petit volume qui contenait l’introduction moins quelques pages et presque toutes les scènes de Marguerite. Il y a là toute cette passion si naïve, si pure, si allemande, si pleine de grace et de volupté : la rencontre dans la rue, la promenade dans le jardin et les marguerites effeuillées, tout le caractère de la jeune fille, le seul peut-être auquel il n’ait jamais touché depuis, et cela se conçoit, Goethe, lorsqu’il écrivit les premiers fragmens de Faust, s’il ne pouvait encore que pressentir les grandes figures du docteur et de Méphistophélès, était plus que jamais dans l’âge de produire Marguerite, création toute de jeunesse et de sentiment, presque lyrique.

Plus tard, lorsque l’amertume lui fut venue au cœur, qu’il eut touché du doigt les misères de la vie et les vanités de la science, il ajouta à son œuvre la scène désespérante de l’écolier, la scène de la sorcière, celle des joyeux compagnons dans la taverne d’Auerbach à Leipzig,