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la poésie, etc. Voyez passer tour à tour les faunes, les satyres, les gnomes, la nature agreste et la nature souterraine, les arbres et les métaux. Survient Pan, qui plonge trop avant dans la chaudière où l’or bout ; sa barbe prend feu, un incendie général en résulte. L’empereur lui-même court grand risque, lorsque Plutus, étendant son bâton, conjure les nuages et la pluie et met fin à l’intermède. Cependant Faust ne fait que grandir en crédit ; l’empereur, émerveillé de sa puissance, exige de lui une évocation d’esprits (eine Geisterscene). Le maître du monde prétend qu’on lui montre Hélène et Pâris. Méphistophélès hésite, cet ordre l’effraie ; il peut bien évoquer des spectres et des sorcières, mais les héroïnes et les demi-dieux des temps antiques échappent à sa domination.


Méphistophélès. — Le peuple païen ne me regarde pas ; il habite son enfer particulier… Cependant j’entrevois un moyen.

Faust. — Parle ! parle ! j’écoute.

Méphistophélès. — C’est à regret que je te révèle le mystère sublime. Il y a des déesses augustes qui règnent dans la solitude : autour d’elles ni lieu ni temps. Le trouble vous saisit quand on parle d’elles. Ce sont les mères[1].

Faust, épouvanté. — Les mères !

  1. Ici l’énigme semble se compliquer à dessein. Que Méphistophélès, création de la légende catholique, perde tous ses droits sur les héros de l’antiquité païenne, cela se conçoit aisément ; mais que veulent dire ces mères qui habitent dans la profondeur ? Il est évident que le poète n’entend pas faire allusion au Tartare des Grecs ; car les êtres qui s’y trouvent ont aussi vécu jadis dans le temps et l’espace ; ni l’Élysée, ni le Tartare, n’éveillent le sentiment de morne solitude dont il parle. — Faust veut évoquer des formes de la fable et de la poésie antique ; où les trouver ces formes, sinon dans le royaume des idées ? Écoutez Platon : « Les idées, types éternels des choses, ne passent jamais dans l’existence variable ; elles ne se transforment pas, elles ne sont pas. Du fond de leur patrie, l’éternelle unité, le sein de Dieu, elles reflètent leurs images dans toutes les créations de la nature et de l’esprit humain. » On peut citer un passage du Timée où ce nom de mères est donné à la nature absorbante : ὑποδοχὴ, οἷον τιθήνη προσεικάσαι πρέπει τὸ μὲν δεχόμενον μητρὶ τὸ δὲ πατρὶ. Ce qu’il y a de certain, c’est que dans la théorie des alchimistes, ce mot de mères sert aussi à désigner les principes des métaux et des corps (elementa sunt matrices). Le corps conçoit l’existence et la forme par l’intervention de trois puissances : le mercure, le soufre, le sel. (Théophraste Paracelse, Paramirum, livre I, pag. 584, 585.) Matrices rerum omnium id est elementa. (Mart. Rulandi, Lex. Alchem.) Pour ceux qui n’ignorent pas avec quelle ardeur Goethe se livrait dans sa jeunesse à l’étude des sciences occultes (voyez Dichtung und Wahrheit, 2. Theil, S. 200), il est clair que ce nom de mères (Mütter) lui vient des alchimistes du moyen-âge. Au premier moment, Faust s’en épouvante ; perdu comme il est dans le royaume des sens, toute spéculation divine lui répugne. Peut-être aussi le nom de mère éveille-t-il en lui le souvenir de la grossesse de Marguerite. Pour Méphistophélès, il ne veut rien avoir à faire avec les mères ; il ne s’attache qu’aux choses solides et qui ont un corps. Voilà pourquoi Faust, une fois qu’il s’est élevé au point de vue de l’esprit, espère, en son exaltation sublime, trouver son tout, das all, dans le néant de Méphistophélès ; car c’est dans le royaume des idées seulement qu’il puisera cette satisfaction qu’il cherche en vain partout dans l’univers. D’ailleurs, la beauté pure n’y séjourne-t-elle pas ?