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C’est là peut-être un des plus atroces blasphèmes qui soit jamais sorti des entrailles de cet homme qui en a tant poussé. Vraiment il me semble qu’il était moins coupable lorsqu’il laissait mourir Frédérique et Marguerite ; alors au moins il avait pour excuse la foi dans l’avenir de son génie. Comme il marchait les yeux fixés sur les étoiles du firmament, il pouvait, après tout, briser sous ses pieds, sans le vouloir, les pauvres fleurs du chemin ; mais blasphémer les idées comme il avait blasphémé l’amour, renier sur le bord de la tombe les immortelles patronnes de toute gloire humaine ! Telle est la personnalité inquiète et misérable de cet homme, qu’il ne veut pas que la puissance existe à la fois en lui et hors de lui ; il aime mieux s’anéantir à jamais que de reconnaître les idées hors de son sein. Comment concilier cette parole avec le culte qu’il n’a cessé d’avoir pour son œuvre ? Comment cet homme, si rempli d’orgueil et de méfiance, aurait-il pu considérer comme sa pensée, et l’adorer soixante ans comme telle, une monnaie marquée aux coins de toutes les intelligences ? Non, Goethe, tout n’a point été pensé ; non, il reste encore de belles fleurs à cueillir dans le champ de l’intelligence ; chaque âge a ses moissons à faire, et pour preuve je ne veux citer qu’un exemple que je prends dans ton œuvre : l’idée de Faust… Mais j’oubliais qu’une telle parole dans la bouche d’un homme de génie est un blasphème, et par conséquent un acte trop indépendant de toute logique humaine pour qu’on doive chercher à l’expliquer.

Cependant Wagner, enfermé seul dans son laboratoire, poursuit sans relâche le rêve de l’alchimie ; le vieux serviteur de Faust, après avoir recueilli l’héritage du maître, a imaginé de créer un homme par les mélanges et le feu. L’heure de la réalisation approche, et le voilà penché sur ses fourneaux, haletant, la face barbouillée de fumée et de sueur, qui attend dans les dernières et les plus vives angoisses le fruit de tant de veilles et de travaux.


Wagner. — Déjà les ténèbres s’éclairent, déjà au fond de la fiole quelque chose reluit[1] comme un charbon vivant, non…., comme une escarboucle splendide d’où s’échappent mille jets de flamme dans l’obscurité. Une lumière pure et blanche paraît ! Pourvu que cette fois je n’aille pas la perdre. Oh Dieu ! maintenant quel fracas à la porte !

Méphistophélès, entrant. — Salut ! je viens en ami.

Wagner, avec anxiété. — Salut ! à l’étoile du moment ! (Bas.) Au moins re-

  1. Cette idée d’enclore des esprits dans le cristal est assez familière à la sorcellerie du moyen-âge. Le pape Benoît IX en tenait conjurés sept dans un sucrier.