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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/639

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GOETHE.

tenez bien dans votre bouche vos paroles et votre souffle. Un grand œuvre est sur le point de s’accomplir !

Méphistophélès, plus bas. — Qu’y a-t-il donc ?

Wagner, plus bas. — Un homme va se faire !

Méphistophélès. — Un homme ? Et quel couple amoureux avez-vous donc enfermé dans la cheminée ?

Wagner. — Dieu me garde ! l’ancienne mode d’engendrer était une véritable faribole, nous l’avons reconnu. Le tendre point d’où jaillissait la vie, la douce force qui s’exhalait de l’intérieur, et prenait et donnait, destinée à se former d’elle-même, à s’alimenter des substances voisines d’abord, puis des substances étrangères ; tout cela est bien déchu maintenant de sa dignité ; si l’animal y trouve encore son plaisir, il convient à l’homme doué de nobles qualités d’avoir une origine plus pure et plus haute. (Il se tourne vers le foyer.) Cela brille ! voyez ! Désormais vraiment nous pouvons espérer que si de cent matières et par le mélange, car tout dépend du mélange, nous parvenons à composer aisément la matière humaine, à l’emprisonner dans un alambic, à la cohober, distiller comme il faut, l’œuvre s’accomplira dans le silence. (Se tournant de nouveau vers le foyer.) Cela se fait ! la masse s’agite plus lumineuse, et ma conviction s’affermit à chaque instant. Nous tentons d’expérimenter judicieusement sur ce qu’on appelait les mystères de la nature, et ce qu’elle produisait jadis organisé, nous autres, nous le faisons cristalliser.

Méphistophélès. — L’expérience vient avec l’âge ; pour quiconque a beaucoup vécu, rien de nouveau n’arrive sur la terre ; et quant à moi, je me souviens d’avoir rencontré souvent dans mes voyages bien des gens cristallisés.

Wagner, couvant de l’œil sa fiole. — Cela monte, cela brille, cela bouillonne ; en un moment, l’œuvre sera consommé : un grand projet paraît d’abord insensé ; cependant désormais nous voulons braver le hasard, et de la sorte un penseur ne pourra manquer à l’avenir de faire un cerveau bien pensant. (Contemplant la fiole avec ravissement.) Le verre tinte et vibre ; une force charmante l’émeut[1]. Cela se trouble, cela se clarifie ; les choses vont leur train. Je vois dans sa forme élégante un gentil petit homme qui gesticule. Que vou-

  1. Cette musique du cristal, nous l’avons entendue déjà autrefois dans la cuisine de la sorcière. On se souvient de tous les ustensiles fantastiques qui s’entrechoquent au moment où commence l’ébullition du merveilleux breuvage. — Goethe ne laisse pas échapper l’occasion de faire sentir au lecteur l’unité de son œuvre au milieu des mille apparitions qui peuvent l’en distraire, et de lui rappeler que ce monde où, comme Virgile et Dante, ils voyagent ensemble tous les deux pour s’élargir toujours, ne change pas. — Ces petits sons cristallins, indifférens d’abord, contribuent aussi, à leur manière, à ramener le motif glorieux de la symphonie. — Cette sonorité du verre, du cristal, des métaux, charme toutes les imaginations poétiques en Allemagne. Partout sur cette terre de vapeurs, la Poésie cherche la Musique, pour s’unir avec elle, et ce gracieux hyménée ne manque jamais de s’accomplir dans l’azur du firmament ou des eaux, sous la feuillée des bois, au cœur du métal ou du verre. — Voyez Novalis, Hoffmann, Jean-Paul, Rückert, tous enfin ; Uhland lui-même, malgré son réalisme manifeste, subit cette influence musicale du pays de Mozart, de Beethoven et de Weber.