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nous vivons ? Mais cette démocratie, comment agir avec elle ? Faut-il précipiter sa marche, ou la modérer ? Ne faut-il pas régler son avénement progressif sur le développement de son esprit, et mesurer son pouvoir à la somme de ses connaissances et de ses lumières ? Ou doit-on la pousser violemment au trône et commencer son éducation par la soudaine conquête de la toute-puissance ? Sur toutes ces questions de temps, de forme, d’opportunité, de voies et de moyens, nous sommes d’autant plus divisés que, sur le fond, nous avons les mêmes convictions. Nos dissentimens semblent d’autant plus vifs qu’ils s’exercent sur de moindres différences, et souvent nos passions sont d’autant plus ardentes que les questions sont plus petites, les nuances plus fugitives. Cependant il est des momens où l’esprit, reprenant ce calme qui est la condition nécessaire de la compréhension du vrai, reconnaît l’inanité de ces aigreurs et de ces colères : il comprend que la marche des sociétés, comme celle de la nature, a des lois dont on ne peut précipiter le cours, soit en arrière, soit en avant, et que l’activité humaine, si puissante et si noble quand elle conspire avec ses lois, perd sa force et sa dignité quand elle s’égare jusqu’à vouloir lutter contre elles.

Il est encore une raison qui, au spectacle de nos débats et de nos agitations politiques, amène quelquefois sur les lèvres des hommes qui réfléchissent un sourire de scepticisme et d’incrédulité touchant l’intérêt de ces débats et de ces agitations : c’est la conscience même des progrès qui attendent l’humanité dans l’exercice de sa force matérielle et physique, progrès dont l’accomplissement successif doit apporter aux difficultés morales qui nous tourmentent, des solutions triomphantes. Quand on songe que dans l’avenir les distances qui séparent tant les différentes parties d’un même état que les peuples entre eux et les deux hémisphères, diminueront dans des proportions dont la grandeur est incalculable, qu’ainsi les conditions connues du temps et de l’espace seront changées, que ces métamorphoses permettront à la population et à la production d’augmenter dans des rapports parallèles toujours croissans, on se prend à considérer le présent comme un passage qu’il faut franchir, pour une transition dont il y a bien nécessité d’accepter les accidens, mais pour laquelle, au fond, il est permis de se passionner peu. Sans doute il faut combattre ces dispositions de l’esprit et disputer son activité à ces causes d’indifférence et d’inertie ; mais nous ne pouvons les empêcher d’exister et d’assiéger, en dépit de nous, notre sensibilité et notre intelligence.