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être complètement balayée, et la barbarie va se trouver seule face à face avec le christianisme ; elle atteindra le christianisme lui-même : l’église se fera en grande partie barbare. Il y aura, jusqu’à Charlemagne, un effroyable chaos, au sein duquel on ne verra poindre presque aucune lueur de civilisation.

Une réflexion se présente en lisant toute une portion des ouvrages de Sidoine : combien ils sont étrangers à l’époque et aux circonstances qui les ont vus naître ! En parcourant ces épithalames, ces épîtres, limés avec un si grand soin, et qui roulent le plus souvent sur des sujets futiles, on serait tenté de se dire : L’homme qui a écrit ces choses doit avoir vécu dans une époque tranquille où nul orage n’agitait la société. Eh bien ! tout cela a été écrit dans le siècle qui commence par Alaric, et qui, à travers Genseric et Attila, va jusqu’à Clovis, c’est-à-dire au milieu de l’invasion la plus terrible, et au sein de l’existence la plus désastreuse qui ait jamais pesé sur aucun temps et sur aucun pays. Beaucoup d’autres momens de l’histoire littéraire font naître la même surprise. Ainsi, au XVIe siècle, quand on voit la littérature pastorale et galante de l’Italie, la littérature du sonnet, du madrigal, de l’églogue, envahir l’Espagne, par quelle main y est-elle apportée, quels sont les auteurs de ces doucereux sonnets, de ces langoureuses idylles ? Il se trouve que ce sont les chefs des bandes de Charles-Quint et de Philippe II, de ces bandes qui épouvantaient l’Europe : c’est Garcilasso, qui a fait la guerre toute sa vie ; c’est Mendoza, qui, durant plusieurs années, opprima sous un gouvernement de fer et pilla sans merci cette Italie dont il imitait la poésie la plus gracieuse. On est confondu de la différence qu’on trouve entre les sentimens qui devaient être naturels à ces hommes et les sentimens qu’ils expriment. Il en est de même de plusieurs autres époques. Jamais on n’a parlé davantage de la nature qu’au XVIIIe siècle, et jamais il n’y eut de société plus artificielle. Ceux qui ont consulté l’Almanach des Muses de 93, prétendent qu’il est aussi plein de fadeurs et de mignardises, en cette année terrible, que dans les années qui l’ont précédée et qui l’ont suivie. Il y a mille exemples de cette disparité entre toute une portion de la littérature d’un temps et l’histoire de ce temps. Faut-il en conclure contre la justesse de l’axiome souvent cité : la littérature est l’expression de la société ? je ne le pense pas. Seulement, comme tous les axiomes, il a besoin non-seulement d’être énoncé, mais encore d’être compris. La littérature exprime toujours la société, mais elle n’exprime pas toujours la portion apparente de cette société. Elle exprime souvent ce qui est caché, et c’est