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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/704

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REVUE DES DEUX MONDES.

« Je vous demande pardon, excellence, dit le jésuite ; pourquoi vous, qui appréciez les écrivains les plus purs de la langue toscane, parlez-vous le dialecte trivial de Venise, et précisément avec l’accent de Pantalon ? — De quel pays êtes-vous ? répartit l’ambassadeur. De Florence, n’est-ce pas ? — Oui. — Il est donc naturel que vous parliez le toscan : les quindi et squinci ne vous coûtent rien ; mais pour moi c’est différent, je suis Vénitien… — Vénitien ! vous, un plénipotentiaire du Japon à la Chine ? » L’ambassadeur n’était autre que Pantalon, qui avait perdu tout son bien dans les dissipations de Venise, et qui avait refait sa fortune dans les voyages, à force d’adresse et de sagacité. Il se moque de la langue florentine ; il démontre que son patois vaut mieux que cette langue ou que celle de tout autre pays, et tandis que l’on conduit l’estafier au supplice avec toutes les formalités chinoises, Pantalon raconte ses aventures au jésuite. C’est une suite de péripéties burlesques, imaginées pour parodier les vicissitudes de la cour. Un empereur l’a attaché à sa suite en considération de sa servilité ; un autre a voulu le faire empaler, parce qu’il n’avait pu lui apprendre le vénitien en trente leçons. Le successeur de ce dernier voulait le faire pendre pour d’autres raisons, quand une révolution de sans-culottes a placé sur le trône un autre prince. Pantalon, dégoûté de la cour, aurait voulu vivre dans la retraite ; mais son adresse au jeu de gobelets l’a fait remarquer, et on l’a chargé d’une importante mission pour la Chine : il a dû obéir. Le père Paralaxe interrompt plusieurs fois le récit par des observations d’une gravité burlesque ; il parle un italien lourd, qui fait ressortir à la fois sa bêtise et la vivacité ironique du Vénitien. Le spectacle de l’estafier que l’on doit exécuter va toujours son train, et fournit matière à de nouvelles interruptions. La scène est partagée entre l’estafier condamné et Pantalon ; et dans ce théâtre à double fond, les caractères des personnages se dessinent avec une lucidité magique. Pantalon essaie d’engager le jésuite à demander la grace du condamné. Mais le père fait la sourde oreille ; il pense que les jésuites doivent songer uniquement à leur conservation. C’est un disciple de Confucius qui sauve la vie à l’estafier, et la pièce finit par les révérences du père Paralaxe, qui, avec son obséquiosité florentine, sollicite l’appui du Vénitien pour se pousser à la cour. La fable du Brigliadoro est le plus grand tour de force de la poésie vénitienne ; les idées les plus disparates se groupent sur cet observatoire de Pékin, mais le poète se tire de toutes les difficultés sans effort ; il se ménage d’étranges coups de scène, et produit le plus charmant pêle-mêle d’idées chinoises, florentines et vénitiennes.

Gritti a écrit des comédies, des parodies et des romans en italien ; ses comédies furent sifflées, et ses autres productions italiennes n’eurent pas de succès. La langue nationale n’avait pas assez de vivacité, et n’était pas assez riche en métaphores pour se prêter aux saillies de ce poète. Jamais il n’aurait trouvé dans l’italien les ressources suffisantes pour nourrir ce feu croisé de bons mots et de satires qu’on remarque dans le Brigliadoro. De là l’antipathie de Gritti pour les Florentins, son dédain pour la langue italienne, et ses petites vengeances, telles que la caricature du père Paralaxe, si égoïste, si plat, et si