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court entre dans ses vues, vient lui-même en Bretagne. Repoussé par l’honnête industriel qui refuse de lui vendre sa fabrique, il ne tarde pas à accomplir ses sinistres projets. La position d’Élie devant le père d’Anna, qui voit de jour en jour grandir à sa porte l’atelier rival, devient extrêmement délicate. Combien Anna regrette alors de n’avoir pas montré à son père ces lettres qui disculpaient Élie et dont Élie voulait que le vieillard prît connaissance ! Aujourd’hui il n’est plus temps, et Anna doit se résigner à voir l’homme qu’elle aime soupçonné d’une trahison infâme. Cette situation est fortement maniée par M. Souvestre, et, à partir de ce moment, les évènemens s’enchaînent avec un pathétique qui montre quelle intelligence l’auteur a de ce ressort et avec quelle facilité il le fait jouer.

Le grand mérite de ce roman est dans la mise en œuvre ; au point de vue littéraire, le sujet péchait par la base, et cependant l’auteur est parvenu à nouer, dans un réseau très serré, une série de développemens qui soutiennent vivement l’intérêt. Le style est parfois un peu négligé. On sent la hâte du travail et on pourrait relever certaines formes abstraites de langage qui appartiennent à une phraséologie dont la mode passera avec quelques engouemens modernes. Si M. Souvestre voulait se soumettre à puiser ses ressources dramatiques, non dans les questions d’économie politique, mais dans le jeu naturel et spontané des seules passions, nous ne doutons pas que l’essor poétique de sa pensée ne pût s’élever à un niveau où il lui sera bien plus difficile d’atteindre tant qu’il ira demander l’inspiration à des sources où l’inspiration se trouve rarement.

Adélaïde, mémoires d’une Jeune Fille, par Mme Augustin Thierry[1]. — Ce livre repose sur une donnée très peu compliquée, et, à dessein, l’auteur a voulu intéresser moins par l’invention de la fable que par l’analyse fidèle des sentimens et le relief des caractères, par l’exécution enfin. La conception du roman est fort délicate, quoique extrêmement naturelle ; c’est l’histoire naïve, sans prétention, saisie et rendue avec réserve dans ses détours, d’une passion qui garde long-temps ses illusions d’avenir et ses espérances de réciprocité, mais qui, désenchantée brusquement, et réduite à accepter la résignation, accable et détruit l’être qu’elle avait long-temps animé et éclairé de sa flamme. La critique doit distinguer dans le livre de Mme Augustin Thierry deux faces principales : d’abord le développement d’un amour de jeune fille, dont l’auteur a voulu traduire, dans toute leur simplicité, les transformations psychologiques et les nuances passionnées, puis les caractères qui, au second rang et derrière l’héroïne, servent comme de canevas à l’action.

Adélaïde est une créole, jeune, orpheline, sans fortune, élevée en France, comme Ourika ; mais elle est blanche et de plus spirituelle, aimante et jolie. Et qui donc obscurcirait pour elle les horizons de la félicité ? Elle n’est point mariée comme la princesse de Clèves ; la couronne de sa jeunesse n’est pas fanée comme celle d’Ellénore, dans Adolphe. Qui s’opposerait au bonheur

  1. 1 vol.  in-8o. 1839, chez Just Tessier, quai des Augustins, 37.