Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/739

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
735
REVUE LITTÉRAIRE.

Espagnol d’avoir établi l’inquisition. On peut découvrir, dans une bulle de Lucius III, datée de 1184, la première idée de cette institution formidable, et c’est surtout sur les moines de Cîteaux que doit peser le souvenir des premiers actes de foi. Mais affirmer, ainsi que le fait M. Lacordaire, que les Frères Prêcheurs restèrent étrangers aux persécutions religieuses dans les premiers siècles de leur organisation, et qu’ils ne furent même officiellement investis du pouvoir inquisitorial que sous Philippe II, admettre que l’inquisition, en France, ne fut qu’un tribunal de paix chargé d’enregistrer des actes de repentir, c’est renouveler les déloyales assertions de Joseph de Maistre, c’est commettre une grave et volontaire erreur, c’est récuser d’incontestables traditions historiques. Si M. Lacordaire avait étendu ses recherches à la littérature séculière du moyen-âge, aux trouvères, il eût reconnu que les Frères Prêcheurs furent loin de se maintenir dans cette sphère de charité et de tolérance sans bornes, où il les fait vivre et agir, car les poètes accusent souvent leurs vues ambitieuses, leur zèle outré contre les hérétiques. Avec moins d’enthousiasme expansif et une érudition plus patiente, M. Lacordaire eût également trouvé la preuve de ce fait dans les écrivains catholiques eux-mêmes. Les historiens de l’ordre, en effet, exaltent comme une vertu l’ardeur des dominicains à réclamer l’appui du glaive séculier, quand le triomphe avait fait défaut à la parole évangélique ; et le père Longueval, dans l’Histoire de l’église gallicane, rappelle, entre autres, les six cent trente-sept condamnations prononcées par le tribunal inquisitorial de Toulouse, de l’année 1307 à l’année 1323, condamnations qui n’emportaient point toujours la peine capitale, il est vrai, mais qui entraînaient souvent, pour de légères fautes, ou même pour un simple soupçon, de longues années de captivité. Quétif et Échard, les annales de l’ordre des Frères Prêcheurs, les Monumenta conventus prædicatorum, témoignent également de ces faits. Nous ne cherchons pas à conclure de là qu’il y ait de nos jours danger pour la société à rétablir un ordre d’où sont sortis les plus redoutables inquisiteurs, car nous sommes aussi loin des passions religieuses qui allument les bûchers, que de la foi qui les fait braver. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de générosité, de courageux instincts de réforme, dans la pensée et les travaux habituels de M. Lacordaire, il convient de dire aussi que cette ardeur même le porte vite à une choquante exagération, qui se révèle dans son style, dans ses appréciations du passé, dans ses jugemens sur son époque. Il paraît redouter les haines et les persécutions ; peut-être serait-il plus juste de craindre l’indifférence. Le catholicisme est loin, sans doute, d’avoir accompli ses destinées. Mais si vifs que soient, en quelques ames exceptionnelles, les retours à la foi, il nous semble que ce triomphe absolu, rêvé avec tant de confiance par M. Lacordaire, ne saurait s’accomplir de si tôt, et que nous sommes encore loin du temps où la France sera ferme et unanime dans sa croyance, l’Angleterre catholique, et où l’Europe chantera la messe à Sainte-Sophie.

Comme le disait récemment M. Quinet, à propos du docteur Strauss, nous ne sommes point de ceux qu’une formule métaphysique console de toutes les