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avait chez eux, comme chez nous, principalement pour but de former le goût et de développer dans l’homme le sentiment du beau, elle serait à peu près inutile et le plus souvent dangereuse : car la perfection de l’éducation consiste dans son harmonie avec les besoins et l’état social d’un peuple, et si, au lieu de le pousser dans le sens de sa fin, elle l’en éloigne ou le retarde, elle devient un obstacle funeste pour lui. Tant que les Américains auront devant eux un territoire immense à occuper, des forêts séculaires à abattre, des marais à dessécher, des routes et des canaux à construire, leurs écoles et leurs académies devront rester ce qu’elles sont, et ils feront bien de chercher à former le goût de leurs enfans plutôt pour l’appréciation des choses utiles que pour celle des choses qui ne servent qu’à embellir et à charmer la vie. Avant tout le nécessaire, l’utile ensuite, après les deux l’agréable. Parmi les voyageurs qui ont visité l’Amérique, plusieurs se sont plaints, avec une sorte d’aigreur, de ce qu’ils appellent la rudesse et la grossièreté des Américains ; les femmes, surtout, sont impitoyables sur ce point. Mistress Trollope y revient perpétuellement, et avec sa résolution prise d’avance de ne rien admirer aux États-Unis que ce qui lui rappelle les institutions et les mœurs de l’Europe, il n’est pas étonnant qu’elle ait été si avare d’éloges et si prodigue de blâme. Je ne conseille pas à ceux qui veulent bien connaître l’état et le degré de civilisation de l’Amérique du Nord, de s’en rapporter au jugement ou plutôt aux impressions des femmes qui l’ont visitée. Les femmes ont un tact merveilleux pour saisir toutes les nuances qui brillent à la surface des choses, elles jugent parfaitement les manières, le ton et les habitudes extérieures d’un peuple ; mais dès qu’elles veulent aller plus loin, et en sonder les institutions ou même les mœurs, elles sont sujettes à d’étranges erreurs. Dans toutes ces choses, il n’y a rien d’absolu ; elles sont bonnes ou mauvaises, selon le rapport qu’elles ont avec la fonction d’un peuple, et avec les devoirs que la nécessité lui impose : il ne faut pas tant de manières pour abattre un arbre, pour bâtir une maison de planches, pour tracer un chemin de fer ou pour construire un bateau à vapeur. Il viendra un temps où les Américains pourront mêler l’agréable à l’utile dans l’éducation de leurs enfans ; jusque-là, je leur conseille de s’en tenir à leur méthode, et de préférer Papin à Homère, et l’étude des sciences exactes à la littérature et à la poésie. Ce qui caractérise l’instruction en Amérique, c’est moins la profondeur que l’étendue. Le programme de toutes les choses qu’on apprend aux jeunes gens ou même aux femmes dans les écoles, est beaucoup plus étendu qu’en Europe, où cependant la prétention de répandre l’intelligence sur une grande surface semble s’accroître de jour en jour. Mais ce qui chez nous est inutile ou dangereux, est nécessaire aux États-Unis, où le but de l’éducation doit être d’apprendre à l’homme à se passer des autres, et à s’aider soi-même dans les diverses circonstances de la vie. En effet, ce jeune homme dont l’esprit touche à tout dans les écoles qu’il fréquente, parvenu à l’âge de vingt ans, quittera peut-être le toit paternel, et ira, bien loin de sa famille, chercher, dans les vastes contrées qui sont encore inoccupées à l’ouest, un établissement