Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/850

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
846
REVUE DES DEUX MONDES.

droit au fait. Ainsi périt l’affranchi Pallas, parce qu’il était trop riche et trop vieux ; ainsi un Torquatus, parce qu’il se ruinait, et que, pour sortir d’affaire, il devait absolument conspirer.

Quoique Néron conseillât le suicide par clémence, et qu’on le pratiquât par habitude, le suicide était sans avantage. Les jurisconsultes de la couronne avaient trouvé un remède légal à cette facilité ancienne d’assurer, par le suicide, son héritage à ses enfans : le proscrit qui se donnait la mort était évidemment ingrat envers Néron, et l’ingratitude envers le prince était un infaillible moyen de nullité contre le testament. Pour conserver une faible part à ses héritiers, il fallait en faire une large à Néron et à Tigellin ; les legs ne suffisaient pas, il fallait la flatterie ! Les testamens des proscrits étaient remplis de misérables éloges de leurs bourreaux, et, à l’heure même de la mort, les malheureux n’échappaient pas à la servilité universelle !

Il fallait la flatterie : il fallait encore la délation ; il fallait que des dénonciations posthumes allassent marquer une nouvelle proie. N’y en eût-il pas eu, Tigellin, armé du cachet des victimes et maître de leurs papiers, eût bien su en trouver. Ainsi les morts tremblaient, priaient, flattaient, dénonçaient, comme l’auraient fait des vivans. Regardez cela, et comprenez ce que c’est que l’habileté de la civilisation combinée avec toute la férocité de l’état barbare, et où nous en serions, si un certain évènement fortuit n’eût dérangé la marche naturelle et progressive du monde dans cette voie de lumières sans moralité !

Dès ce jour il n’y a plus que triomphes pour Néron. Thraséa n’est pas mort, que, des portes du sénat où elle attendait la sentence, la foule court aux portes de la ville pour y recevoir le roi d’Arménie, venant rendre hommage à l’universelle suzeraineté de César. Le Parthe Tiridate, à la honte des armées romaines, avait chassé d’Arménie le prince que Néron y avait placé, et Néron l’y laissait dans l’espérance d’une belle fête. En effet, à force de négociations, de prières, grâce à la crainte qu’inspirait Corbulon, Tiridate s’est décidé à reconnaître la suzeraineté romaine, à déposer son diadème au pied de la statue de Néron, en s’obligeant à venir le reprendre des mains de César. Il arrive donc par terre après un voyage de neuf mois : la religion des Mages lui défend de souiller même d’un crachat les eaux sacrées de la mer[1]. Il traverse toute l’Italie à cheval, entouré de ses

  1. Plin., Hist. Nat., XXX, 2.