Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/93

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
89
SALON DE 1839.

les anecdotes, il représente Cromwell contemplant le cadavre de Charles Ier, et disant : « Cet homme était bien constitué et devait vivre long-temps. » Or, je le demande à M. Delaroche, avec tout son talent peut-il exprimer ces paroles ? Cependant tout le monde s’arrête devant ce tableau, tout le monde l’admire. Oui, après avoir lu le livret, et seulement alors chacun se met à suivre la pensée de Cromwell ; on tente de pénétrer ce caractère indéchiffrable. On s’arrête long-temps, sans doute, mais regarde-t-on toujours le tableau ? Non, chacun regarde sa propre pensée.

Les observations qui précèdent peuvent s’appliquer jusqu’à un certain point aux tableaux que M. Scheffer a exposés cette année ; cependant, et quoique ses personnages soient plus familiers à des Allemands qu’à des Français, ils peuvent se passer d’une légende explicative. On peut admirer sa Marguerite, sa Mignon, son Roi de Thulé, sans avoir lu Faust ou Wilhem Meister, ou les ballades de Goethe. Le peintre a été créateur aussi bien que le poète. L’un a exprimé la pensée, l’autre la forme. Celui-là a parlé à l’esprit, celui-ci aux yeux.

Faust apercevant pour la première fois Marguerite, no 1898, tel est le sujet de la plus grande et peut-être de la meilleure des compositions que M. Scheffer a présentées cette année. Pour comprendre ce sujet, il est inutile de se rappeler une des scènes les plus courtes et les plus accessoires du drame de Faust. Une jeune fille dont la figure respire une pureté virginale sort d’une église ; un homme au front grave et passionné la regarde avec attention ; ses désirs s’allument. Auprès de lui un personnage, moitié grotesque, moitié terrible, excite une passion qui ne fait que de naître. Ici M. Scheffer s’est un peu écarté du texte dont il s’est inspiré, et je suis loin de lui en faire un reproche sérieux. Dans la pièce allemande, Faust ne ressent, à la première vue de Marguerite, qu’un désir purement physique de posséder une belle fille. Il faut qu’il éprouve une résistance inattendue pour que ce caprice se change en passion. M. Scheffer a donné tout d’abord à son Faust la passion la plus profonde. Ce n’est pas le corps seulement, c’est l’ame qu’il convoite. Qu’importe, si ce sentiment est bien rendu ?

Rien de plus suave, de plus candide, que cette figure de Marguerite. Le type allemand de ses traits lui donne une individualité qui me paraît un mérite de plus. On sent que cette belle fille est possible ; on est tenté de croire que le peintre l’a vue ; c’est seulement, je crois, comme Hamlet, « par l’œil de l’esprit, » qu’il l’a vue, car c’est un privilége du talent que de revêtir d’une forme appréciable à tous