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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/192

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REVUE DES DEUX MONDES.

les mœurs chevaleresques tiennent-elles une place immense dans la littérature de ce temps. Non-seulement elles animent et remplissent la poésie épique et la poésie lyrique, mais elles se font jour dans des genres de littérature très différens, et dans lesquels on s’attend bien moins à les rencontrer, jusque dans les traductions de la Bible. Certaines portions de l’ancien Testament ont été transformées, pour ainsi dire, en récits chevaleresques ; tels sont les livres des Rois et le livre des Machabées. L’esprit chevaleresque s’est insinué dans les légendes, particulièrement dans celles où la vierge Marie joue le principal rôle. Les chevaliers ont pour Notre-Dame une dévotion analogue à celle qu’ils ont envers la dame de leurs pensées ; Notre-Dame les aime, les protège, et va au tournoi tenir la place de l’un d’eux, qui s’était oublié au pied de ses autels. La chevalerie pénètre même les fabliaux railleurs, et jusqu’au roman satirique de Renart. Les héros quadrupèdes de ce roman sont représentés chevauchant, piquant leurs montures, et portant le faucon au poing, tant était inévitable et invincible la préoccupation de l’idéal chevaleresque. La chevalerie a envahi le drame, composé primitivement pour les clercs et pour le peuple. Il n’y a pas de drame chevaleresque au moyen-âge, parce qu’il n’y a pas, pour les représentations théâtrales, de public chevaleresque. Mais l’empire des idées et des sentimens de la chevalerie est si fort, que, même dans ce drame, qui n’est pas fait pour les chevaliers, l’intérêt chevaleresque a souvent remplacé et effacé presque entièrement l’intérêt religieux, comme on peut le voir dans les miracles du XIVe siècle.

C’est surtout l’inspiration religieuse qu’on s’attend à trouver développée énergiquement au moyen-âge, et je puis dire que j’ai été bien surpris, quand, après deux années passées à étudier l’histoire de la littérature et de l’esprit humain à cette époque, je suis arrivé à ce résultat inattendu, que l’inspiration religieuse tient dans la poésie de ces siècles de foi une place assez médiocre. En général, tout ce qui appartient à la littérature religieuse est traduit du latin en français, et par conséquent froid ; ce qui n’est pas traduit n’est guère plus animé. Il n’y a aucune comparaison entre la langueur de la poésie religieuse et l’exaltation de la poésie chevaleresque, la verve de la poésie satirique. Si l’on excepte quelques légendes, comme l’admirable récit du Chevalier au Barizel ; si l’on excepte quelques accens religieux assez profonds dans la poésie des troubadours, et quelques traits d’un christianisme qui ne manque ni de naïveté ni de grandeur, dans les plus anciennes épopées carlo-