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DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN-ÂGE.

vingiennes, on ne découvre, en général, rien de bien saillant dans la poésie religieuse de la France au moyen-âge. Où est-elle donc, cette inspiration religieuse ? Je la trouve ailleurs, je la trouve dans les sermons latins de saint Bernard, dans les ouvrages mystiques de saint Bonaventure, dans l’architecture gothique ; mais je la cherche presque inutilement dans notre littérature, et même dans la littérature nationale des autres pays de l’Europe. Quelle est la grande œuvre de l’Allemagne au moyen-âge ? Quel est son produit littéraire le plus éminent ? Les Niebelungen, poème païen pour le fond, chevaleresque pour la forme. Le christianisme, qui est, pour ainsi dire, appliqué à la surface, n’a pas pénétré à l’intérieur, n’a pas modifié les sentimens de fougue et de férocité barbare, qui sont l’ame de cette terrible épopée. En Espagne, quel est le héros du moyen-âge ? C’est le Cid ; mais le Cid des romances, et surtout celui du vieux poème, est un personnage héroïque plutôt que religieux. Dans le poème, il s’allie avec les rois maures ; dans les romances, il va à Rome tirer l’épée au milieu de l’église Saint-Pierre et faire trembler le pape. En Angleterre, quel est l’ouvrage le plus remarquable du moyen-âge ? C’est le très jovial et passablement hérétique recueil de contes de Cantorbéry. En Italie, il y a Dante qui, à lui seul, rachète tout le reste, qui a élevé au catholicisme un monument sublime ; mais hors la poésie de Dante et quelques effusions mystiques, comme celles de saint François d’Assise, je vois bien dans Pétrarque l’expression de l’amour chevaleresque élevée à la perfection de l’art antique, je vois bien dans Boccace des plaisanteries folâtres et des narrations badines ; mais je ne vois pas que la poésie catholique, la poésie religieuse, tienne plus de place en Italie que dans le reste de l’Europe.

Il est difficile de s’expliquer un semblable résultat. Faut-il dire que précisément parce que l’église avait une autorité supérieure à toute autre autorité, le moyen-âge, dans tout ce qui n’a pas été écrit par une plume sacerdotale, a été porté à faire acte d’opposition à l’église, au moins de cette opposition qui se trahit par l’indifférence ? Quand les clercs écrivaient, ils écrivaient en latin ; ceux qui écrivaient dans la langue vulgaire n’étaient pas, en général, des clercs, mais des individus sortis, ou des rangs du peuple, ou des rangs de l’aristocratie féodale, deux classes d’hommes qui chacune avait sa raison pour être en lutte avec l’église : la première par un instinct de résistance démocratique contre le pouvoir régnant, la seconde par une jalousie aristocratique d’autorité. Il serait arrivé ici le contraire de ce qui se passe dans l’apologue du Peintre et du Lion, ce seraient les lions qui auraient été les peintres.