l’Aisne, les récoltes, dans une partie de ce département, demeuraient invendues et les greniers s’encombraient. Dans le même temps, si l’on en croit M. Boudin-Devergers, le lin avait subi une baisse de 45 pour 100 dans le département de l’Eure. En beaucoup d’endroits, le salaire des fileuses était tombé de 7 ou 8 sous à 4 et même à 2 sous par jour. Ailleurs, les femmes, ne trouvant plus même d’ouvrage à ces misérables conditions, se voyaient réduites à aller ramasser des pierres sur les routes. On sait, d’ailleurs, car ce fait, plus frappant, mais non plus grave que tant d’autres, a été rapporté dans plusieurs journaux, que la petite ville de Moncontour, qui ne vit que de l’industrie du lin, a déclaré, dans une pétition à la chambre des députés, que, sur 1,800 habitans auxquels cette industrie donnait jadis du pain, 1,100 étaient déjà réduits, sur la fin de 1838, à implorer la charité publique.
Il serait inutile autant qu’affligeant de s’appesantir sur les détails de ces calamités ; mais on nous pardonnera peut-être de rapporter un trait naïf, qui peint tout à la fois la détresse de nos campagnes, et le trouble où nos paysans sont jetés par la puissance inconnue qui les atteint. Nous empruntons ce trait à la déposition de M. Le Saulnier Saint-Jouan, membre du conseil-général des Côtes du Nord. « Dernièrement, dit-il, j’étais à la chasse, lorsque, passant devant une ferme, je fus appelé par des fileuses qui se tenaient dans une étable dont la chaleur leur permettait de travailler à leur aise. L’une d’elles me dit : « Est-il vrai, monsieur le maire, que la mère canique, cette femme qui file sept doites[1] à la fois, va venir ici ? Nous ne serons pas entreprises si nous l’étranglons, puisqu’elle vient manger le pain de nous et de nos enfans ; n’est-ce pas ? »
Au reste, l’importation anglaise n’a pas seulement moissonné nos fileurs à la main. Du même coup elle a fait disparaître ce que nous possédions de filatures mécaniques montées suivant l’ancien système. Il y en avait un certain nombre en 1830 et dans les années suivantes, ce qui confirme ce que nous avons dit précédemment : elles commençaient même à prospérer, et promettaient de meilleurs résultats dans un avenir prochain ; mais l’invasion des fils anglais les a détruites pour la plupart, avant même qu’elles aient pu renouveler leurs procédés. Voici ce que rapportait à cet égard, en 1836, un écrivain digne de foi. « En 1831, la France possédait trente-sept filatures de lin à la mécanique : Lille seule en renfermait douze. Situées au centre de la production de la matière première, ces douze machines à filer donnaient des résultats, sinon brillans, au moins assez satisfaisans pour encourager les efforts et les sacrifices qu’exigeait le perfectionnement d’une industrie naissante ; mais bientôt cet état prospère fut troublé par l’invasion des produits des filatures anglaises, de telle sorte qu’aujourd’hui quinze à seize de ces établissemens subsistent à peine dans toute la France : il en reste huit à Lille[2]. »