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Cependant, tandis que l’Angleterre l’attaquait ainsi chaque année avec un redoublement de vigueur dans une de ses industries les plus vitales, la France ne s’abandonnait pas elle-même, et travaillait en sous-main à réparer ses pertes.

À peine le système des machines anglaises était-il arrivé à sa dernière perfection, que des manufacturiers français conçurent le dessein de dérober ces précieux instrumens à leurs heureux possesseurs. L’entreprise, quoi qu’en ait dit M. Porter, n’était pas d’une exécution facile. On sait avec quel soin jaloux les fabricans anglais veillent à la conservation des machines qui sont de nature à leur assurer quelque avantage sur leurs rivaux. C’est, en effet, un trait particulier des mœurs anglaises, et qui caractérise assez bien le génie industriel de ce pays, que lorsqu’un procédé mécanique est inventé, tous les fabricans qui le mettent en œuvre, s’entendent, par une convention tacite, mais inviolable, pour en dérober la connaissance, pour en interdire jusqu’à l’abord aux étrangers. Le gouvernement, loin de contrarier cette disposition, la favorise. La législation elle-même lui vient en aide, comme on l’a vu, en prohibant l’exportation des machines, et cette loi de non-exportation est sévère, car elle punit les infracteurs d’une amende de 5000 francs et d’un an de prison. Elle s’exécute, d’ailleurs, avec une ponctualité plus qu’ordinaire, parce que tout le monde s’intéresse à son maintien. Au reste, la conservation des machines propres à filer le lin a été pour les fabricans anglais l’objet d’une sollicitude particulière, et c’est ainsi que, dès l’année 1833, époque où les premières tentatives d’exportation ont été faites, ils ont organisé à leurs propres frais une contre-ligne de douanes destinée à fortifier le service de l’autre. Il n’était assurément pas facile de traverser ce double réseau. Mais de quels obstacles ne triomphe pas une volonté persévérante ? Si la surveillance des fabricans anglais était inquiète, la poursuite de leurs rivaux était ardente, infatigable.

C’est dans l’année 1835 que la première exportation fut consommée. Deux de nos plus habiles manufacturiers partagèrent l’honneur de cette expédition : ce sont MM. Scrive et Feray, qui tous deux installèrent les machines nouvellement conquises dans de vastes établissemens qu’ils possédaient, le premier à Lille, l’autre à Essonne. Les démarches qu’ils avaient faites remontent à une époque plus reculée, à l’année 1833 : mais il n’avait pas fallu moins de deux ans pour mener à fin cette œuvre délicate, tant il est vrai qu’elle était entourée d’autant de difficultés que de périls. Il avait fallu expédier ces machines pièce à pièce à des destinations diverses, et par des ports différens, pour les réunir ensuite sur un point donné. Que l’on juge des dépenses qu’une telle opération entraînait, et du travail qu’elle avait exigé. La seule prime de contrebande, sans compter les autres frais, s’était élevée à 70 ou 80 pour 100 ; ce qui donne la mesure des risques courus. Dans la suite, elle s’est quelquefois élevée à plus de 100 pour 100. Des deux manufacturiers que nous venons de nommer, M. Scrive entra le premier en possession de ses machines ; aussi obtint-il, à titre de premier importateur, l’exemption des droits à l’entrée en France : faible dédommagement de tant d’autres frais.